C. Liberté Et Responsabilité : Les Fondements D’une Éthique De La Relation Et De L’action

Comment aborder plus pratiquement cet éveil à la liberté ? Avant de nous pencher sur la conception de MOUNIER, observons l'expérience proto-typique que Neill présente dans Libres enfants de Summerhill 341et qui va nous permettre de distinguer idéal et finalité. Neill nous montre une école où la formation est essentiellement fondée sur les désirs des enfants, le respect de leur rythme propre et bien sûr le respect mutuel. L’auteur par la création de ce centre voulait non seulement s'élever contre l'éducation contraignante et répressive des siècles passés mais aussi contre une nouvelle forme d'autorité beaucoup plus pernicieuse car prenant les atours libéraux du « libre consentement » pour manipuler les enfants et les amener à correspondre à un idéal bien précis à la fois paralysant et culpabilisant. On doit certes demeurer très critique face à cette école qui souleva bien des controverses. Cependant il faut reconnaître l’honnêteté de son créateur qui eut le mérite de dévoiler le poids de l’idéal sur les enfants.

L'idéal est négation de la personne, tension vers une perfection dont l'approche la plus réussie serait encore imparfaite. Il est donc source d'éternelle insatisfaction. A PRH l’idéal est appréhendé selon deux acceptions : d’une part il se définit comme ‘« L’image de soi « en mieux », vers laquelle la personne tend et qui correspond à des potentialités de son être. Mais il est aussi image de soi exemplaire, utopique, correspondant à ce que la personne voudrait être à partir de ses ambitions ou des attentes sociales »’ 342.

Il ne faut pas confondre finalité et idéal ; la première est porteuse de sens au coeur de la réalité et s’enracine dans l’étude de l’être, de ses désirs et volonté, le second en revanche est révélateur d’une peur et d’un refus d’accepter la condition humaine dans ses déterministes. La personne n’est plus la première finalité de l’éducation. Elle devient moyen qui illustre le bien fondé d’une doctrine. Avec MOUNIER nous revenons à la conception d’une liberté sous condition car subordonnée à la finalité première de la personne : son bonheur et la réalisation de sa vocation.

Mais l’homme, comme le montre MOUNIER, ne peut s’auto-suffire. Dès qu’il rentre en relation authentique il se place dans la dépendance d’autrui ; cette dépendance est accentuée dans la relation éducative, Comment peut-il alors s’y prendre pour éveiller une personne à sa pleine liberté ?

« Si l'éducation est un apprentissage de la liberté, c'est précisément qu'elle ne se trouve pas toute formée à ses débuts. Chez l'enfant toute éducation, comme chez l'adulte toute influence procède par tutelle d'une autorité dont l'enseignement est progressivement intériorisé pour le sujet qui le reçoit. Quelle est cette autorité, en matière d'éducation ? » 343 .

Il importe de délivrer la personne de tout dogmatisme qu'il soit étatique ou familial. La liberté certes s'acquiert par le développement de l'esprit de discernement. Mais dans le même temps il est essentiel de garder la confiance absolue en la personne et de ne pas perdre de vue le mystère de son être traversé par la transcendance.

Ce double mouvement de guide et d'éveilleur ne se réalise que dans le dialogue. Au coeur de cet acte de réciprocité commence la relation pédagogique véritable, et le surgissement de la connaissance et du monde.

L’homme éduque l'humanité en lui-même en éduquant l’autre. En outre, la personne possède dans sa nature même les facultés d'appréhension du réel et de perception des valeurs inhérentes à l’univers, telles que les définit la métaphysique issue de MARITAIN. Les interrogations d’autrui mettent souvent en lumière les limites et manques de l’éducateur. On éduque qu'avec ce que l'on est. Ainsi, pour prétendre avoir une valeur éducative et répondre aux exigences de l’autre, il est indispensable de connaître et de comprendre l'être humain en ses dimensions psychologiques et philosophiques mais aussi de s'attacher à découvrir la particularité de sa personnalité et de son individualité.

Néanmoins pour devenir elle-même la personne a besoin de modèles, de prophètes, d'éveilleurs. Encore faut-il que l’éducateur trouve en lui-même les ressources correspondant à cette exigence éducative : authenticité et connaissance de soi paraissent des attitudes impératives qui se révèlent dans le face à face.

Toute relation n'est elle pas déjà dans son essence même éducative ? La personne est élan vers l'autre et comme l'explicite MOUNIER l'enfant dés sa naissance se tourne vers le visage d'autrui pour rencontrer un regard pouvant l'affirmer dans les traits d'une existence au départ obscure et incertaine. La conscience même du moi comme nous l'avons vu ne peut croître que par la relation à un être de la même nature. L'homme présente une grande vulnérabilité sous le regard d'autrui, et cette fragilité est renforcée dans la relation éducative. Comme le dit Charles Gardou en appliquant sa réflexion au regard porté habituellement sur les personnes handicapées :

« Regarder l’autre n’est pas le mesurer et s’assurer qu’il ne va pas nous déranger ou nous obliger à sortir de notre orgueil et notre égoïsme. Transformer notre regard est donc une priorité pour développer en chaque être, toute la perfection dont il est capable. (...) Notre regard ne traduit-il pas la vérité de notre être ? Il n’est pas que le porte parole des yeux, écrit Marcel PROUST, mais la fenêtre à laquelle se penchent tous les sens, (...) il nous rappelle que tout petit d’homme peut, à sa mesure devenir un prince... pour peu que notre regard l’y autorise » 344 .

Comme le remarque MOUNIER nous avons une hypersensibilité au regard d'autrui, ‘« déjà très nette chez le nouveau né, qui se livre sous son action à des accès de joie motrice. Le plus souvent un regard appuyé intimide et inhibe »’ 345. Néanmoins au coeur d'une relation authentique, la crainte disparaît peu à peu : deux faces vulnérables exposées l'une devant l'autre s'offrent sans peur au regard car la faiblesse désarme quand elle est réciproque. D'où la nécessité de cette vulnérabilité de l’éducateur par rapport à la personne qu’il forme, qui n'est pas perte d'autorité mais force d’un individu capable d'assumer la totalité de sa condition humaine. La personne a besoin pour devenir qui elle est d'une confrontation avec un être pétri de richesses et de faiblesses, et non de l'image idéale d'un être imperturbable.

Quel est alors le devoir de l'éducateur envers la personne en demande d’aide ? Selon MARITAIN celui-ci doit acquérir des connaissances et se former dans l'art d'éduquer :

« Tout art consiste à instruire, inspirer, discipliner et émonder, à enseigner et éclairer de telle sorte que dans l'intimité des activités de l'homme, le poids des tendances égoïstes diminue, et que grandisse au contraire celui des aspirations propre à la personnalité et à sa générosité spirituelle » 346 .

Tout éducateur prend donc les traits de l'artiste. La matière qu'il doit travailler est peut-être la plus délicate car elle ne lui appartient pas et elle vit de son propre jaillissement autonome. Cette matière humaine n'est pas inerte comme la glaise insufflée par le créateur qui fit ‘« le glébeux ’ ‘et’ ‘ la glébeuse »’ 347. Elle s'exprime au contraire en opposant la densité de sa forme à celle de l'éducateur qui a pour but de favoriser l'apparition de ses contours. Ainsi Gérard Lurol qualifie-t-il le mouvement personnaliste de MOUNIER :

« d'anthropologie éducatrice, s'estimant responsable de l'ouverture continue d'un espace où l'homme peut habiter le monde en s'habitant soi-même, où la relation humaine fondamentale est la relation co-fondatrice d'accouchements mutuels, fécondante de démocratie... » 348 .
Notes
341.

A.S. NEILL , Libres enfants de Summerhill, Librairie François Maspero, 1971, 326. p.

342.

Définition donnée dans le glossaire de La personne et sa croissance, op. cit. p. 290. V. annexe. 1.

343.

E. MOUNIER, Manifeste au service du personnalisme, Oeuvres complètes, Tome I, p. 555.

344.

C. Gardou, H andicaps, handicapés, le regard interrogé, Toulouse, Erés, p. 253 et 254.

345.

E. MOUNIER, Traité du caractère, op. cit., p. 495.

346.

J. MARITAIN, Pour une philosophie de l'éducation, op. cit., p. 49.

347.

Genèse, II, 25, La Bible, traduction d'André CHOURAQUI, Paris, Desclée de Brouvver, 1985, p. 22.

348.

G. LUROL, « Refaire la Renaissance », in Revue Approches op. cit., p. 84.