Ferrière : spiritualiser la nature

Ferrière aborde plus directement la question morale, son point de départ est clair : ‘« Chacun a en soi des désirs, des luttes qui sont comme des chevaux échappés, et une conscience morale qui aspire à devenir le chef de toutes ces forces »’ 42. Chacun porte en lui les racines de sa conscience morale, tel est le fondement de sa conception d'une éducation morale. En accord avec Neill sur le principe d'une bonté naturelle spontanée quand il parle de la ‘« bonté profonde de l'homme sain »’ 43, il s'en éloigne toutefois lorsqu'il introduit une dimension de lutte nécessaire dans l'accès à la moralité. Mais Ferrière ne peut pas abandonner ce principe de spontanéité sans revenir sur sa position philosophique de l' « élan vital spirituel » qui rejaillit jusque dans sa conception de la conscience morale. La moralisation est donc le signe tangible d'une spiritualisation en progrès. Elle s'alimente au développement moral de chaque individu et de l'humanité tout entière, l'action bonne est toujours manifestation de l'accroissement de l'esprit : ‘« L'action bonne est donc la manifestation de l'être allant au devant de ce qui accroît sa puissance, repoussant ou fuyant ce qui cause chez lui une diminution de puissance »’ 44.

Il n'y aura pas pour Ferrière une forme unique d'éducation morale, mais autant d'éducations morales possibles que de types psychologiques : ‘« L'ordre, la morale, la discipline ! Il en faut à tous. Mais que de notions diverses se dissimulent sous le voile unique de ces mots. Voyez : au type sensoriel convient la sanction qui l'encadre et le porte à travers la vie ; au type conventionnel conviennent les appels à l'honneur, les recours au jugement de la collectivité, la discipline militaire ; avec le type intuitif, vous recourrez à la sensibilité, au coeur, à l'amour ; au type rationnel, vous présenterez des motifs, des arguments logiques »’ 45. Ce que l'enfant exprime spontanément ne représente pas ce qu'il a de meilleur en lui... Ferrière réinterprète à sa manière la conception rousseauiste de la bonté naturelle par l'intermédiaire d'une appréhension bio-génétique, et qu'il veut scientifique, de l'enfance. C'est une école scientifiquement conçue que Ferrière présente à Calais sous l'appellation d'Ecole active, une école sous l'égide des lois de la nature enfantine.

L'enfant, dont la nature est saine, est incapable de ne pas faire le bien, la faute commise est donc un signe pathologique qu'il faut "soigner". Mais la conviction de Ferrière reste la suivante : ‘« J'ai toujours trouvé que l'enfant spontané a l'horreur du mal, et il lui devient difficile de faire lui-même ce qu'il a jugé mauvais, et de ne pas faire ce qu'il a jugé bon »’ 46. Il semble que Ferrière conteste le seul "épanouissement moral" de l'intérieur, puisqu'il y faut une connaissance préalable, celle du bien. C'est ce qu'il écrira dans son ouvrage L'autonomie des écoliers paru en 1921, la même année que le congrès de Calais. Et qui peut sinon l'éducateur fournir à l'enfant cette connaissance ? Même si l'enfant se tourne naturellement vers le bien, par "bon sens inné", il lui faut bien quelqu'un pour le lui montrer puisqu'il ne le connaît pas "naturellement" et que seule la re-connaissance de celui-ci lui est "naturelle"... La seule pratique active du bien, son simple exercice "naturel" ne suffisent pas à éduquer moralement l'enfant. Le développement moral de l'enfant n'est donc pas du même ordre que les autres développements, il ne suffit pas de s'exercer. Manifestement la position de Ferrière sur l'éducation morale demeure paradoxale, elle l'oblige à renoncer à un des principes de l'Ecole active dont il s'était fait le promoteur et même l'inventeur : l'activité mise au service de l'expression spontanée de l'enfant, de sa puissance créatrice, comme guide de l'éducation.

Notes
42.

« L'Ecole Active » in The creative self-expression of the child, op. cit., p. 95.

43.

Id., p. 99.

44.

Id., p. 97.

45.

« Pour l'ère nouvelle », art. cit., p. 2.

46.

« Les écoles nouvelles à la campagne » in The creative self-expression of the child, op. cit., p. 115.