Mais, « l'enfant est-il capable de puissance créatrice ? »

Tel est le titre un peu provocateur de la conférence que Nussbaum47 prononça le quatrième jour du congrès48. Si le concert des voix à Calais semble acclamer une option scientifique de l'éducation, Nussbaum, de son côté, reste méfiant envers une assise trop scientifique de la pédagogie, car « il n'est pas donné à chacun de savoir surprendre le fait objectif et moins encore d'en déduire la vérité correspondante »49. Par-delà une sorte de despotisme scientifique, il craint une opposition de principe à l'école officielle, qui prendrait le « contre-pied » systématique de ce qui se faisait auparavant. Mais il craint plus encore que cette critique des méthodes traditionnelles ne cache sous un « lyrisme admiratif » de l'enfant, une « foi intégrale en la valeur de l'enfance », que Nussbaum trouve non fondée puisque personne ne peut dire si elle est « vérité contrôlée » ou simple « utopie »50. Et ce n'est certes pas l'expérience qui pourra fournir une réponse à cette question, car l'expérience ne prouve rien, elle peut montrer tout et son contraire, elle ne peut pas être généralisée sans risque d'erreur. Ainsi, explique Nussbaum, ‘« De tout coeur, j'ai cru à l'excellence de la nature enfantine (...). J'ai donc attendu, avec confiance, de voir l'enfant se développer, se révéler, se réaliser spontanément. Mais mon attente a été trompée »’ 51...

L'enfant est-il capable de créer ? Comme le présupposent tous les débats à Calais. La réponse est définitivement non pour Nussbaum. D'une part, tous les spécialistes de l'enfance, médecins, psychologues, éducateurs, s'accordent pour constater que ‘« l'enfant est essentiellement imitateur »’ 52. D'autre part, on ne peut pas croire que l'enfant est capable de créer si l'on sait que créer est plus que transformer, c'est organiser. Un glissement sémantique est responsable de cette erreur : ‘« Nous parlons souvent de création, là où nous devrions parler tout simplement d'expression »’ 53. De plus, les multiples variétés d'expression de l'enfant peuvent tromper et laisser la fausse impression de son pouvoir créatif, mais contrairement à la certitude générale ‘« la plupart du temps ce que l'enfant exprime n'est pas lui-même »’ 54. De plus, ajoute Nussbaum, la libre expression de l'enfant est forcément bridée par la nécessaire adaptation que lui impose la vie même. Nussbaum propose de recentrer le problème : ‘« Il faut que l'intelligence, le coeur, la volonté de l'enfant se déploient librement. Voilà l'indiscutable postulat »’ 55. Croire en la puissance créatrice de l'enfant, c'est, selon Nussbaum se bercer d'illusions, ainsi qu'il le démontre magistralement à Calais. S'il remet en cause le pouvoir créatif de l'enfant, il revendique avec l'Education nouvelle le principe de liberté pour l'enfant qu'il appelle de tous ses voeux dans une sorte de droit à son épanouissement.

Tous les conférenciers qui se sont précédemment exprimés partagent au contraire l'idée que l'enfant est un potentiel d'énergie qui se manifeste par une puissance créatrice dont l'éducation doit aider l'expression et donc la libération. Mais s'accordent-ils sur la nature de ce potentiel ? La variété des titres des conférences montre bien l'éventail de toutes les possibles positions. Autrement dit, si ce potentiel est assimilé à la nature enfantine, de quel ordre est-il ? Les réponses sont multiples : Decroly parle de besoins qui ont tout à voir avec l'extériorité d'un fonctionnement "biologique", Young - disciple de Jung - fait au contraire une description très intériorisée d'un ordre "psychique"... De ces interprétations contradictoires de la nature de ce potentiel, ne peuvent être déduites ni une conception unique de l'éducation, ni une méthode pédagogique unifiée.

Pressentant les conséquences de ces formalisations pédagogiques, Nussbaum avait averti les éducateurs dans sa conférence : ‘« Notre fonction d'éducateurs ne consiste pas, j'imagine, à aider l'enfant à paraître... mais à paraître ce qu'il est, c'est-à-dire à être, derrière la façade, ce qu'il doit être, conformément aux lois propres de sa vie »’ 56. Il prévient : le risque est de se fabriquer une idée de l'enfant, une conception théorique de sa nature, qui n'a alors plus rien de commun avec l'enfant réel tel qu'il se présente à l'éducateur.

En réponse aux mises en garde de Nussbaum, Ferrière le renverra à ses distinctions sémantiques. Il remarquera premièrement que la spontanéité est un autre mot pour l'expression créatrice, « c'est le fait que je constate » dira-t-il, comme pour mieux distinguer le fait incontestable de l'observation rigoureuse, de la simple expérience dont Nussbaum rejette la possibilité de généralisation. Il ajoutera ensuite que la création ramenée à l'échelle enfantine est véritable création, puisqu'elle est relativement nouvelle pour l'enfant. Cette discrète discussion entre Nussbaum et Ferrière tend à démontrer que le premier congrès de la Ligue est aussi celui du débat sur le principe de la spontanéité de l'enfant, que Ferrière appose et impose à la réserve de Nussbaum comme un argument indiscutable : on ne peut pas contester l'expression créatrice de l'enfant puisqu'elle est synonyme de spontanéité, et que la Ligue s'est constituée autour de ce principe.

Notes
47.

Directeur de l'Ecole-Foyer des Pléiades, en Suisse.

48.

In The creative self-expression of the child, op. cit., pp. 45-62.

49.

« L'enfant est-il capable de puissance créatrice ? » in The creative self-expression of the child, op. cit., p. 45.

50.

Id., pp. 46-47.

51.

Id., p. 47.

52.

Id., p. 51.

53.

Id., p. 52.

54.

Id., p. 57.

55.

Id., p. 59.

56.

Id., p. 61.