Dans le prolongement du troisième congrès international d'Education morale

Le thème du congrès de Montreux n'est pas étranger aux débats qui eurent lieu à Genève en 1922 dans le cadre d'un congrès de la Ligue internationale d'Education morale, organisé par l'Institut Jean-Jacques Rousseau et dont Ferrière était président.

Historiquement, selon leurs organisateurs, les congrès d'Education morale64 seraient nés d'un intérêt grandissant pour la question morale, telle que l'apparition de sociétés d'éthique et de ligues d'éducation morale en Angleterre, aux Etats-Unis et en Allemagne semble le montrer65. Les problèmes liés à l'éducation morale étaient clairement apparus à La Haye en 1912 et à Londres66 en 1908, où la discussion majeure restait de parvenir à intégrer une éducation morale particulière dans les écoles et d'établir des codes spécifiques d'éducation morale comme de nombreux pays le faisaient déjà. En réalité, les débats les plus vifs émergeront de la question d'une morale laïque et de son éducation, la présence de Ferdinand Buisson dans ces congrès n'étant pas étrangère à ce problème67. Mais en 1921, lors de la préparation du congrès de Genève, les circonstances sont différentes, la guerre reste très présente dans tous les esprits, et il devient comme une évidence d'associer à l'éducation morale l'idée d'une éducation pacifique entre les peuples, ainsi que le montrent les sujets choisis : « L'esprit international et l'enseignement de l'histoire », c'est-à-dire une discussion sur la possibilité d'une histoire internationale et « La solidarité et l'éducation », autrement dit l'éducation de l'esprit de service68.

L'organisation du troisième congrès international d'Education morale incomba à l'Institut Jean-Jacques Rousseau dans l'objectif clairement énoncé à La Haye, lors du précédent congrès, d'introduire plus de pratique dans les débats sur l'éducation morale, selon le souhait du président : ‘« J'ai fait entrevoir pourquoi, à mon avis, les congrès futurs auront à s'occuper moins de la base que de l'application pratique et des méthodes pour enseigner la morale »’ 69, et selon une motion adoptée stipulant ‘« Que le nombre et la nature des sujets à traiter dans le troisième Congrès seront établis de telle façon qu'une discussion sérieuse soit assurée et qu'ils favorisent la solution pratique des problèmes de l'Education morale »’ 70. Les organisateurs du congrès de Genève se sont donc attachés à donner la parole à de nombreux praticiens, comme Ferrière tient à le souligner dans un compte-rendu qu'il dresse au congrès de Montreux : ‘« Si j'en avais le temps, je vous citerais des pages et des pages de ces rapports. La théorie y tient peu de place. C'est la pratique, de la pratique vivante, palpitante. Elle seule est riche de valeur. Elle seule est éloquente. Elle seule convainc et entraîne »’ 71.

A Genève comme à Montreux, on mise beaucoup sur l'esprit de service et le self-government : ‘« Si les générations suivantes sont pénétrées de l'esprit de service, peut-être seront-elles à même (...) non seulement de réparer les ravages de notre époque, mais encore de créer une civilisation plus noble que toutes celles que le monde a vues »’ 72. Certains pédagogues de la Ligue prennent la parole à Genève pour promouvoir leurs propres conceptions et procédés d'éducation morale. Pour Bertier, l'Education nouvelle est l'exemple à suivre, et l'école doit être structurée de façon à former une élite de chefs capable de diriger le monde de demain : ‘« Ecole nouvelle et scoutisme, voilà les pépinières des chefs de demain »’ 73. Amélie Hamaïde rappelle qu'une vie sociale existe déjà dans l'école et qu'il suffit de la renforcer : ‘« L'école sera une petite communauté réelle et vivante car le seul moyen de préparer l'enfant à remplir une tâche sociale, c'est de l'engager dans la vie sociale et de meubler son âme d'habitudes de dévouement, de serviabilité, d'entr'aide, de solidarité avec le milieu où il vit »’ 74. Pour Kerschensteiner, il n'y a pas d'autre moyen d'éducation que dans l'autonomie et la pratique concrète, ‘« l'autonomie envisagée comme moyen d'auto-éducation morale, doit susciter quatre qualités »’ 75 : éveiller la conscience morale, fortifier le courage moral, susciter la bonne volonté désintéressée, et favoriser le perfectionnement moral de la personnalité comme celui de la communauté qui sont fonction l'un de l'autre. Toutefois un enseignement moral spécifique doit consolider la pratique morale, enseignement et pratique qui restent entièrement distincts des enseignements et pratiques civiques ou religieux. Dans le même sens, Angelo Patri insiste sur la seule valeur de l'expérience pour une réelle éducation morale : ‘« Non, une école des mots n'enseigne pas la moralité, cela est impossible. L'école active seule en est capable »’ 76. Tobler relativisera un enthousiasme injustifié pour une autonomie totale de la jeunesse. Plus qu'une liberté pure et simple, c'est une liberté d'action concrète et utile qu'elle recherche : ‘« On parla d'abord d'autonomie, mais on comprit bientôt que la jeunesse cherchait une occasion de collaborer étroitement à la solution des problèmes sociaux qui nous préoccupent aujourd'hui. Agir, voilà son mot d'ordre, et non apprendre seulement. Elle ne prétend pas se gouverner elle-même ; elle veut être guidée »’ 77. D'une manière entendue, il apparaît que tous les pédagogues nouveaux présents à Genève ont eu à coeur de démontrer qu'en matière d'éducation morale et d'esprit de service, la théorie et les "beaux discours" ne suffisaient pas...

Notes
64.

Six congrès internationaux d'Education morale furent successivement organisés par la Ligue internationale d'Education morale aux dates suivantes : en 1908 à Londres, en 1912 à La Haye, en 1922 à Genève, en 1926 à Rome, en 1930 à Paris et en 1934 à Cracovie.

65.

« The remarkable success of the First International Moral Education Congress is explained by the fact that during the last decade the interest in moral education has grown on all sides » (in Record of the proceedings of the First International Moral Education Congress, London, David Nutt, 1908, p. 3).

66.

Le but du congrès de Londres était d'ordre « strictement pratique » en vue d'« améliorer l'Education morale donnée dans les écoles ». Le thème retenu était le suivant : « développement de l'éducation dans le sens de la formation du caractère et de la direction de la conduite » (« Circulaires publiées par le Comité. Note complémentaire » in G. Spiller, Papers on moral education communicated to First International Moral Education Congress, London, David Nutt, 1909, p. XXVI).

67.

C'est l'impression de J. H. Muirhead, professeur à l'Université de Birmingham, qui écrit : « There was a dramatic element in the session which added to the sharpness of the antithesis. For the first half of the time it seemed as though the deepest issue would be confined to differences in the doctrinal emphasis and the pedagogical methods. The wider question was first broached by Ferdinand Buisson, of Paris, who, in a short, courageous paper, made it clear that the leading French educationists had long ceased to regard religion as any part of the content of Moral Education, or as having any vital relation to it » (in The Executive Committer, Record of the proceedings of the First International Moral Education Congress, op. cit., p. 10).

68.

Le texte de présentation du congrès de Genève commence ainsi : « Depuis les deux congrès internationaux d'éducation morale de Londres (1908) et de La Haye (1912), la guerre est venue et a remis au premier plan le problème de l'éducation morale ». Ce texte justifie ensuite le choix des deux sujets adoptés : « L'importance de ces sujets et leur actualité n'échapperont à personne. Si l'avenir dépend du présent, le présent est le produit du passé : il importe de connaître les lois qui ont régi ce passé et de savoir dans quelles voies a évolué l'humanité, ceci afin de l'orienter vers plus de justice. Il est urgent d'autre part que les éducateurs enseignent l'entr'aide à la jeunesse : des leçons théoriques n'y suffisent pas. L'action pratique fait plus que les paroles pour relever les ruines et préparer un avenir meilleur » (in Troisième congrès international d'Education morale, Circulaire n°1, novembre 1921, Genève, Archives Institut Jean-Jacques Rousseau).

69.

J. Th. Mouton (décédé peu avant l'ouverture du congrès, son discours sera lu le 2 août), « Discours d'ouverture » in A. G. Dyserinck, Compte-rendu du Deuxième congrès international d'Education morale, La Haye, M. Nijhoff, 1913, p. 15.

70.

« Travaux administratifs », Compte-rendu du Deuxième congrès international d'Education morale, op. cit., p. 161.

71.

« Chronique du congrès », P.E.N., n°8, octobre 1923, p. 78.

72.

E. Jebb (vice-présidente de l'Union Internationale de Secours aux Enfants), « L'espoir des jours futurs » in Troisième congrès d'Education morale. Rapports et mémoires, volume I, Neuchâtel, Delachaux et Niestlé, 1922, p. 125.

73.

« Comment former des chefs. Capitaine et chef de patrouille », Troisième congrès d'Education morale. Rapports et mémoires, volume II, Neuchâtel, Delachaux et Niestlé, 1922, p. 14.

74.

« L'enseignement de la solidarité à l'école active », Troisième congrès d'Education morale. Rapports et mémoires, volume II, op. cit., p. 95.

75.

« L'autonomie des écoliers », Troisième congrès d'Education morale. Rapports et mémoires, volume II, op. cit., p. 116.

76.

« L'éducation morale », Troisième congrès d'Education morale. Rapports et mémoires, volume II, op. cit., p. 148.

77.

« Par la communauté scolaire à la communauté sociale », Troisième congrès d'Education morale. Rapports et mémoires, volume II, op. cit., p. 178.