Les malentendus : créativité et spontanéité

Tous les enfants ne sont pas naturellement créatifs, sur ce point Ferrière s'accorde avec Buber. L'Education nouvelle se trompe en soutenant cette idée, ce n'est pas la réalité. Et comme pour expliquer cela, Ferrière précise : ‘« comme si tous les enfants étaient doués de cette initiative créatrice qui est surtout le propre des intuitifs »’ 150. L'Education nouvelle sera, selon Ferrière, celle qui se donnera les moyens de s'adapter à chaque type d'enfant et non celle qui veut libérer à tout prix une improbable « initiative créatrice ».

C'est pourquoi Ferrière reconnaît que l'école nouvelle n'est pas encore l'école de tous : ‘« Notre idéal de l'Education nouvelle est valable, trop souvent, pour les seuls éducateurs intuitifs agissant auprès d'enfants du type intuitif et en bonne santé »’ 151. Une manière également de relativiser les nombreuses interventions de praticiens qui présentent essentiellement des expériences d'éducation artistique. On sait que depuis le congrès de Calais les activités artistiques ont pris une place importante pour l'Education nouvelle et les écoles nouvelles, ce qui leur permettait aussi de se différencier de l'école établie. Mais par le thème de son congrès, la Ligue ne soutient-elle pas l'idée ambiguë qu'un enfant reconnu créateur est potentiellement artiste ?

Ferrière avait déjà plus ou moins signalé cette lacune dans la Ligue qui, sous des dehors d'unité et d'entente, se voile la vue et passe sous silence des discordances, qui ne sont - pour Ferrière - que des problèmes de mots. Ainsi la notion de spontanéité. Il écrit dans la revue en janvier 1925 un article à la mémoire de Charles Chabot152, parfois critique de l'Education nouvelle, et dit de la spontanéité que ‘« ce mot est le noeud du litige. Amis et ennemis de l'éducation nouvelle s'en emparent et le lancent comme une simple pomme... de discorde à la tête de leurs interlocuteurs »’ 153. Et si son usage en est souvent reproché à l'Education nouvelle, c'est que cette notion est mal comprise, qu'il y a malentendu. Aussi distingue-t-il entre « spontanéité-caprice » et « spontanéité-instinct », la seconde seule digne d'être libérée par l'éducation. L'éducation repose donc bien sur la spontanéité mais seulement des "bonnes" tendances instinctives - la vraie nature -, pas sur des manifestations superficielles. ‘« La spontanéité-instinct, au contraire, est biologique, vitale, profonde »’ 154 précise Ferrière. A l'éducateur d'apprendre à y voir clair !

Parmi les interventions à Heidelberg, celle de Bakulé155 rompt avec toutes les autres. Rupture de ton d'abord, Bakulé témoigne plus qu'il ne démontre ou explique. Rupture de point de vue ensuite, son intention n'est pas d'appuyer la pédagogie nouvelle sur le développement de la psychologie nouvelle pour connaître la nature de l'enfant, au moyen des types psychologiques par exemple, et pour mettre en place les bonnes méthodes pédagogiques. En un mot, Bakulé ne construit pas de théorie, il ne fait que donner une règle à son action : ‘« J'agirais conséquemment et constamment de telle sorte que l'enfant se persuade que mon seul but est de lui apprendre comment on doit agir ou ne pas agir pour faire son chemin dans la vie et vivre heureux dans la société »’ 156. Même si son but est aussi celui de la libération de l'enfant.

Ce témoignage de Bakulé ainsi que les malentendus relevés par Ferrière sont significatifs de divergences qui commencent à prendre corps. Encore à peine esquissées à Heidelberg, elles s'épanouiront à Locarno où il ne s'agira plus seulement de débattre du "comment faire", mais de se mettre d'accord sur une "idée" : la liberté.

Notes
150.

« Les types psychologiques dans l'enfance et dans l'espèce », art. cit., p. 20.

151.

Ibid.

152.

Doyen de la Faculté des Lettres de Lyon et professeur de psychologie et de pédagogie.

153.

« Charles Chabot. In memoriam », P.E.N., n°14, janvier 1925, p. 17.

154.

Id., p. 18.

155.

Directeur de l'Ecole-Foyer de Prague.

156.

« Expériences pédagogiques », P.E.N., n°17, octobre 1925, p. 26.