Un an après le congrès international d'Education morale de Rome

Un compte-rendu du quatrième congrès international d'Education morale de Rome en 1926 fut diffusé dans Pour l'ère nouvelle 161. Le thème étudié au cours de ce congrès était double : "la possibilité d'établir un code de morale" et "l'éducation de la personnalité". Ferrière remarque qu'à ce congrès, qualifié de « philosophique », ‘« il y fut beaucoup question de la Ligue internationale pour l'Education nouvelle »’, et que ‘« le congrès de Rome a permis de nouer des liens précieux et de répandre au loin les idées fécondes de l'Education nouvelle »’. Mais il écrira aussi, se contredisant en partie plus tard, que certaines idées soutenues par l'Education nouvelle ne recevaient pas l'assentiment général, ainsi ‘« M. Crouzet, Inspecteur de l'Enseignement primaire à Paris, s'est gaussé de la "philosophie de l'élan vital" »’ 162.

Il est vrai que dans le débat sur le développement de la personnalité, les positions de l'Education nouvelle furent souvent évoquées à Rome. Les deux rapports principaux qui ouvraient les discussions, ceux de Félix Adler163 et de Gustave Belot164, n'ont pas manqué de susciter les réactions des représentants de la Ligue présents à Rome.

Félix Adler commence par s'interroger sur la notion de personnalité en établissant une distinction avec celle d'individualité. L'individualité serait d'ordre naturaliste et s'apparenterait à la distinctivité (« l'homme tel qu'il est »), tandis que la personnalité serait d'ordre éthique et se rapprocherait de la distinction (‘« l'homme qui a réalisé le standard de ce qu'il devrait être »’)165. Ferrière fustigera ces distinctions, rappelant que les notions de personnalité dans les langues anglaise et française ne recouvrent pas la même chose... En réalité, dira Ferrière, ‘« Chaque individualité est une personnalité en puissance »’ 166. Dans son rapport, Adler fait aussi la présentation de son Ethical Culture School, qui aura par ailleurs les faveurs des colonnes de Pour l'ère nouvelle. Selon Adler, cette école diffère des autres écoles progressives américaines, dont le "trop plein" de liberté conduit trop souvent à l'anarchie, bien que son organisation repose, comme dans les écoles nouvelles, sur le self-government mais aussi sur une forme d'enseignement mutuel des étudiants entre eux.

Le rapport de Gustave Belot167 commence par une présentation raisonnée de l'Education nouvelle dont la pédagogie « personnaliste » cherche à ‘« mieux connaître chaque enfant individuellement »’, et fait de ‘« l'activité propre de l'enfant (...) le ressort principal de l'oeuvre éducative »’ 168, sans craindre le danger d'abdication de l'adulte que provoque trop de centration sur les besoins de l'enfant. ‘« Si nous voulons faire son éducation, il nous faut bien admettre que notre tâche est bien de faire de l'enfant un adulte »’ 169... Il ne faut pas oublier, ajoute Belot, que l'éducateur agit au nom de la société, et ‘« C'est précisément le noeud de tout le problème de l'éducation morale en particulier : que nous sommes obligés de donner à l'enfant des habitudes, de lui imposer des règles, dont il ne saurait encore sentir la valeur »’ 170. Et Belot de conclure que bien plus qu'une « théorie de la liberté enfantine », c'est une « bonne théorie de l'autorité » qui reste à élaborer171.

Ce à quoi Ferrière ne peut pas souscrire car ‘« La seule liberté digne de ce nom est le fruit d'une libération »’ 172. L'enfant n'est pas un adulte en miniature, et ‘« l'expérience prouve que la conscience morale de l'enfant lui fait saisir très tôt la vertu d'une règle impersonnelle »’ 173. Puisque l'enfant est en puissance capable de saisir la différence entre le bien et le mal, pourquoi lui imposer la pression de l'adulte ? Le problème n'est pas là pour Ferrière. L'éducateur doit pouvoir se contenter d' ‘« assurer la succession normale des étapes de l'évolution »’ 174, il doit faire confiance au libre développement de l'enfant. Mais, ajoutera Ferrière, face aux malentendus qu'il relève dans les interprétations de Belot, tout ceci n'est affaire que de conviction : ‘« les discussions sont vaines en cette matière : laissons parler les faits. Je crois à cet axiome de la psychologie génétique parce qu'il est le résultat d'expériences innombrables. Et je crois aux fruits de l'éducation nouvelle, parce que j'ai vu celle-ci à l'oeuvre depuis plus de vingt-cinq ans. Libre à ceux qui ne les ont pas vus de n'y pas croire »’ 175...

Cloudesley Brereton, déjà présent au congrès de Calais, intervient lui aussi en réaction aux rapports de Belot et de Adler qu'il juge, non sans ironie, tous deux très enracinés dans le catholicisme... En réalité, les devoirs envers Dieu - à condition d'entendre "Dieu" de manière très variée - et les devoirs envers son prochain sont des buts acceptables par tous. D'ailleurs, le devoir envers soi-même, qui est devoir de personnalité, et le devoir envers son prochain, qui est devoir social, ne sont rien d'autres que les deux buts principaux de l'éducation. Et cela ne veut pas dire liberté pure et simple176.

Invariablement, les discussions sur l'éducation morale à Rome achoppent sur la notion et l'usage de la liberté. Les débats à Rome ne sont pas sans préfigurer ceux de Locarno, non pas au sujet du bien-fondé d'une éducation nouvelle, mais sur celui de la liberté en éducation.

Notes
161.

A. Ferrière, « Le congrès de Rome », P.E.N., n°23, novembre 1926, pp. 198-199.

162.

A. Ferrière, « La discipline. Sa nécessité. Ses conditions », P.E.N., n°30, juillet-août 1927, p. 139.

163.

Fondateur aux Etats-Unis de la Société de Culture morale et de l'Ecole de culture morale de New-York.

164.

Représentant de la Ligue française d'éducation morale.

165.

« Relation de M. F. Adler » in Quatrième congrès international d'Education morale : Rome 1926. Relations et commentaires sur les deux thèmes principaux, volume 1, Rome, C. Colombo, 1926, pp. 87-88.

166.

« Commentaires aux relations concernant le deuxième thème. V : Adolphe Ferrière » in Quatrième congrès international d'Education morale : Rome 1926, volume 1, op. cit., p. 206.

167.

« Relation de M. G. Belot » in Quatrième congrès international d'Education morale : Rome 1926, volume 1, op. cit., pp. 55-83.

168.

Id., pp. 70-71.

169.

Id., p. 74.

170.

Id., p. 78.

171.

Id., p. 79.

172.

« Commentaires aux relations concernant le deuxième thème. V : Adolphe Ferrière », op. cit., p. 213.

173.

Ibid.

174.

Id., p. 210.

175.

Id., p. 214.

176.

« But self-realisation does not mean realisation in vacuo. Even for childhood there is no uncharted freedom » (« Commentaires aux relations concernant le deuxième thème. II : Cloudesley Brereton » in Quatrième congrès international d'Education morale : Rome 1926, volume 1, op. cit., pp. 193-195).