Le but de l'école  : construction de l'individu ou de la société ?

S'il demeure entendu, pour Mrs Ensor, que les éducateurs peuvent accomplir ce « prodige » d'épanouir les aptitudes de l'enfant, il ne faut pas oublier que c'est au service de la communauté qu'il se réalise, et que de toutes manières, il doit contribuer par l'éducation à établir « l'esprit de fraternité »279. Si la pensée de Mrs Ensor semble évoluer vers une dimension sociale sous la pression des circonstances, cela ne l'empêche pas de maintenir l'idéal de spiritualisme qui lui tient à coeur depuis Calais : ‘« Nous croyons qu'un congrès comme celui-ci représente les assises d'une véritable société des Nations spirituelle »’ 280. Elisabeth Rotten va dans le même sens : si la transformation sociale dépend de l'éducation, il n'y a pas d'autre solution que de développer en chacun ‘« la force de l'esprit de suite »’ 281, comme Goethe a pu le dire, pour réaliser de grandes choses.

Mais pour certains membres de la Ligue "l'esprit" manque douloureusement de réalité, il suffit d'ouvrir les yeux sur le monde pour le constater. Ainsi s'exprime brutalement l'américain Rugg, ‘« il nous faut être concret. Nous avons dit des platitudes pendant cinquante ans »’ 282... L'éducation comme seule voie possible vers le salut, d'accord, mais une éducation qui se donne les moyens de sa volonté de régénération sociale. Et pour cela, pas d'autre solution que celle de la resituer dans la société. Reconstruire l'ordre social par l'éducation cela ne remet pas en cause la nécessité de respecter les individualités, mais cela demande aussi de fonder une nouvelle philosophie plus "pragmatique" orientée vers la ‘« production d'une nouvelle race d'êtres humains »’ 283.

Mais prenons garde à faire de la société l'outil éducatif privilégié, car si le but de l'école est d'adapter l'enfant à la société, celle-ci est potentiellement mauvaise, le risque est alors de faire de l'enfant un homme mauvais. Pour Claparède, il faut dépasser l'idée de société "telle qu'elle est" et préférer viser un idéal de société. Ce qui veut dire que le but de l'éducation n'est pas d'adapter l'enfant à la société mais de préparer l'enfant pour adapter la société à cet idéal, ‘« cet idéal de vérité - voilà ce que l'éducation doit s'efforcer d'implanter dans son coeur »’ 284.

L'Ecole, comme outil de refonte de la société ou comme moyen de développement de la personnalité de l'enfant ? Le point de vue est différent : dans le premier cas, celui de Rugg, c'est la fonction sociale de l'école qui domine, la formation de l'enfant comme moyen de réalisation d'une meilleure société. Dans le second cas, comme Mlle Rotten et Claparède le disent, l'école a une visée psychologique et reste centrée sur l'enfant. Tobler285 le praticien, ne choisit pas entre ces deux options. Pour lui, l'école reste le ‘« lien entre le monde extérieur et le monde intérieur »’, elle doit pouvoir s'adapter à « l'essence de l'être » de l'enfant et en même temps ‘« aux circonstances d'ordre social et naturel »’ 286. Et comme pour le prouver, il témoigne que la réforme scolaire qu'il présente ‘« répond aux exigences de la psychologie et de la sociologie moderne »’ 287...

Notes
279.

« Discours prononcé à la séance d'ouverture », P.E.N., n°81, octobre 1932, p. 237.

280.

Id., p. 238.

281.

« La transformation sociale et l'éducation », P.E.N., n°85, février 1933, p. 38.

282.

« L'oeuvre de reconstruction sociale par l'éducation », P.E.N., n°86, mars 1933, p. 61.

283.

Id., p. 64.

284.

« La pensée loyale et son éducation », P.E.N., n°84, janvier 1933, p. 9.

285.

Décédé le 5 janvier 1933, après le congrès de Nice, Ferrière lui rend hommage dans Pour l'ère nouvelle en mars 1933.

286.

« La voie à suivre. L'éducation des enfants soumis à l'obligation scolaire », texte traduit par A. Ferrière, P.E.N., n°86, mars 1933, p. 73.

287.

Id., p. 75.