Liberté par la science

La science, constate Wallon, est le parent pauvre de la morale. Mais aujourd'hui, il faut la prendre en considération car elle s'est imposée sur le plan matériel en transformant les conditions d'existence, sur le plan social en creusant des écarts entre les classes sociales, sur le plan psychologique en modifiant nos façons de penser l'enfant. Elle est devenue une "puissance" et qu'on le veuille ou non il faut compter avec elle, aujourd'hui la science pénètre nos manières de vivre et de penser. Et c'est tant mieux, car la liberté est inséparable de la science. La liberté a certes des origines biologiques qui expliquent le besoin de liberté de l'homme, mais c'est une explication insuffisante. Toute l'histoire de la pensée humaine depuis Platon le démontre : la liberté humaine est apparue liée à la connaissance de l'ordre qui règne dans la nature. En découvrant des lois dans la nature, l'homme s'est dégagé de l'emprise du hasard. La science, parce qu'elle donne à l'homme la connaissance des déterminismes de la nature, lui offre en même temps la possibilité de s'en libérer, ainsi ‘« la liberté de l'homme, c'était d'accepter le déterminisme, de prendre conscience de ce déterminisme »’ 352. Voilà ce qui aurait dû aboutir à un monde parfait mais le travail a été inégalement réparti, et les perfectionnements techniques, fruits de la science, n'ont pas opéré la libération escomptée et ont provoqué la crise actuelle. Bien que discréditée aujourd'hui par les circonstances sociales, la science mérite d'être réhabilitée car elle est capable de modifier les choses, elle est ‘« un moyen de libération, et non pas seulement de libération matérielle, mais, par l'intermédiaire de cette libération matérielle, un moyen de libération morale »’ 353. Autrement dit, la science libère de la nature par le pouvoir que l'homme prend sur les choses, c'est une libération matérielle qui introduit à une autre libération, celle-ci d'ordre moral, par la prise de conscience de ce pouvoir grandissant qu'il prend sur la nature. Admettre qu'il y a des lois, c'est permettre à l'homme d'agir sur les choses dans le sens de sa volonté, pouvoir ‘« qui ne se limite pas au monde matériel mais s'étend au monde moral. Et je me demande, ajoute Wallon, si ce n'est pas là le postulat de toute psychologie et de toute pédagogie, de toute éducation fondée sur la psychologie »’ 354. Wallon établit de cette manière une sorte de lien naturel et fort entre libération matérielle et liberté morale, ‘« La liberté de l'homme postule la science »’ 355.

Il y a chez Wallon une inspiration dominante marxiste qui, selon la théorie du "matérialisme historique", soutient que de bonnes conditions de vie et des moyens techniques développés sont capables d'influer les mentalités dans le sens de la liberté. La science est alors ce que l'homme doit encourager, car elle permet l'action. La liberté est quelque chose qui se vit non quelque chose qui s'éprouve. L'important pour y parvenir est de connaître, l'important pour l'éducation est alors de délivrer l'enfant de l'inconnaissable des déterminations métaphysiques. Le "credo" de Wallon pour la science se trouve cependant tempéré par l'intervention de l'américain Carson Ryan qui, en introduisant le symposium sur « la formation d'une personnalité libre », trouve naturellement heureux que la science se développe, mais à condition qu'elle s'intéresse aussi à la personnalité humaine, ‘« car la science deviendrait une menace si la science ne tournait également son attention vers le rôle de la personnalité humaine »’ 356.

Washburne357 pense également que la science doit jouer un rôle fondamental dans l'éclosion de la liberté humaine. Mais il privilégie le développement de la personnalité libre en situant la « pensée lucide »358 comme condition de cette liberté, et la science comme moyen de la développer, alors que chez Wallon la science introduit plus directement à la liberté. La science est seconde dans le processus de libération, ainsi l'éducation doit d'abord ‘« mettre en mesure les enfants de penser par eux-mêmes »’ 359, de raisonner, et alors ‘« les enfants seront libres et ce sera le triomphe de la science »’ 360. Mais, reconnaît-il, il est bien difficile de ne pas endoctriner, et le langage scientifique de la raison est sans doute une protection contre ce risque : ‘« Apprends la vérité et la vérité te rendra libre »’ 361.

De l'origine de la vérité dépend l'origine de la liberté. Vérité par la science ? Vérité par la religion ? Les thèses s'affrontent et les discussions à Cheltenham ne sont pas sans rappeler celles du congrès de Nice si bien que certains choisiront une solution tangente, celle de la libération par l'art, une manière de remonter aux sources du mouvement d'Education nouvelle pour qui, on le sait depuis Calais, les activités artistiques tiennent une place plus qu'importante. Une manière aussi d'apaiser les esprits. C'est encore un moyen de quitter la trop matérialiste conception de la liberté par la science pour faire retour vers le spiritualisme : l'art est le ‘« moyen par lequel on peut remplacer cette conception matérialiste de la vie par une conception spirituelle »’ 362 dit une oratrice, et selon un autre orateur, il est aussi un ‘« climat spirituel à peu près unique où la liberté passe en quelque sorte par l'axe médian de la vie de l'esprit »’ 363. Vérité par l'art, dans la mesure ou pour certains l'art est la manifestation supérieure de la personnalité et que le concept de personnalité signifie liberté.

Notes
352.

« Les rapports de la science avec la formation des personnalités libres », P.E.N., n°123, décembre 1936, p. 296.

353.

Id., p. 300.

354.

Ibid.

355.

Id., p. 301.

356.

P.E.N., n°121, octobre 1936, p. 236.

357.

Superintendant des Ecoles de Winnetka.

358.

« Science et libre personnalité », P.E.N., n°123, décembre 1936, p. 301.

359.

Id., p. 303.

360.

Id., p. 302.

361.

Id., p. 303.

362.

Mme Bulley, « Art et personnalité », P.E.N., n°123, décembre 1936, p. 311.

363.

M.-A. Carroi, « Art et personnalité libre », P.E.N., n°123, décembre 1936, p. 309.