Conclusion

Il y a désormais dans la Ligue juxtaposition de deux sortes de discours et qui deviennent inconciliables. Ferrière réagira, nous l'avons vu, en essayant de "sauver" l'idéalisme et souhaitera conserver ce qu'il pense être le principe unificateur de la Ligue : l'esprit.

Les thèmes des derniers congrès

Mais pour d'autres comme Ghidionescu, le problème n'est pas réellement nouveau, les discussions ne font qu'entériner les mêmes paradoxes de congrès en congrès : ‘« Sous des formes variées, on s'attaque toujours au même thème : à savoir : l'équilibre entre le principe de liberté et le principe d'autorité, ou bien l'équilibre entre les droits de la personnalité et les droits de la société en matière d'éducation »’ 389. D'ailleurs, la succession des thèmes étudiés exprime bien cet enjeu des débats : en 1927 à Locarno, il est question de « La liberté et l'éducation », en 1929 à Elseneur de « La psychologie nouvelle », en 1932 à Nice de « L'éducation dans ses rapports avec l'évolution sociale », en 1936 à Cheltenham d'« Education et liberté ». Mais du premier au dernier congrès, c'est le principe de liberté qui est inlassablement réexaminé.

Ainsi, les sujets des congrès de Locarno et de Cheltenham se rejoignent de façon significative, seulement les termes se trouvent inversés et ce n'est pas anodin... En définitive que veut privilégier l'Education nouvelle ? La liberté ou l'éducation ? L'éducation ou la liberté ? A ces questions les pédagogues répondent souvent : libération. Mais de quel ordre est cette libération ? Il n'y a pas de réponse unique.

A Elseneur et à Nice, il est question d'abord de psychologie et d'adaptation de l'école à l'enfant, puis des rapports de l'école avec l'évolution sociale, et donc d'adaptation de l'école à la société. Il y a entre ces deux thèmes deux positions incontestablement opposées. Au congrès de Nice, l'Education nouvelle se reconnaît en décalage avec l'évolution sociale. De l'idée d'adapter l'école aux besoins (nature) de l'enfant, l'Education nouvelle passe insensiblement à l'idée d'adapter l'école aux besoins sociaux. Le "centre de gravité" des débats s'est radicalement déplacé de l'enfant au monde social.

Enfin, même s'il a dû être annulé, l'intitulé du congrès de Paris390, « Les éducateurs et la réalisation de l'idéal démocratique », vient confirmer cela. Désormais les préoccupations ne se portent plus sur l'enfant uniquement, mais sur l'éducateur dont la tâche d'aider au développement en l'enfant de toutes ses potentialités s'étend à une participation à la réalisation de l'idéal démocratique. On reconnaît aux éducateurs une action propice à « l'avènement graduel de la démocratie »391 : l'éducateur doit jouer pleinement sa fonction sociale. Et conscient de participer au développement intégral de l'enfant, il ne peut en négliger la dimension sociale. Cet idéal que l'Education nouvelle répugnait à circonscrire dans les premiers congrès de la Ligue est ici clairement défini : la liberté par la démocratie. Un idéal plus politique qu'éducatif.

La plupart des pédagogues nouveaux appellent de tous leurs voeux l'avènement de la démocratie par l'éducation, mais sans dire ouvertement la forme qu'elle doit prendre ni rejeter celle qui lui est antinomique : la multiplication des dictatures de droite et de gauche ne serait qu' « une obscuration temporaire de la démocratie », « une phase transitionnelle »392... D'autres plus rares comme Ferrière s'interrogent : ‘« Faut-il vraiment pour pouvoir vivre au sein de la société, s'adapter au mal qu'elle contient, à l'opportunisme, aux compromis ? »’ 393. Enfin d'autres encore comme Freinet accusent plus directement : « Nous répudions l'éducation soi-disant héroïque des pays totalitaires »394. La définition de l'idéal démocratique est dès lors facile à faire, elle se situe à l'opposé de ‘« l'idéal totalitaire qui est destruction systématique de cette aspiration vers la liberté et le self-government »’ 395.

En 1939, les tenants de L'Education nouvelle vivent douloureusement les débuts de la guerre, ce contre quoi ils luttent depuis près de vingt ans... Sans faire état de leur insuccès, ils expriment le besoin de continuer à se solidariser malgré la guerre : ‘« la Ligue doit tenir. (...) Son existence est plus que jamais nécessaire. Les relations internationales qu'elle a pu établir sont des plus précieuses et nous ferons tout ce qui sera en notre pouvoir pour les maintenir intactes. (...) Nous sentons aussi qu'il est indispensable à la santé morale des pays belligérants, de rester en contact avec la vie des pays non belligérants »’ 396. Mais le Groupe français d'Education nouvelle397 n'a pas pu maintenir la publication de la revue pendant la guerre, et Pour l'ère nouvelle se tait jusqu'en janvier 1946398.

Notes
389.

« La contribution d'une conception religieuse pour l'éducation du caractère moral », P.E.N., n°122, novembre 1936, p. 266.

390.

Ce congrès prévu en août 1939, a été annulé en raison des circonstances de guerre. Pour l'ère nouvelle publie les communications qui devaient y être données.

391.

M. Weber, « L'idéal démocratique », P.E.N., n°121, août-septembre-octobre 1939, p. 199.

392.

E. Marcault, « L'éducation de demain », P.E.N., n°149, août-septembre-octobre 1939, p. 204.

393.

« Nouvelles considérations sur l'autonomie des écoliers », P.E.N., n°150, novembre-décembre 1939, p. 244.

394.

« L'école et l'idéal démocratique », P.E.N., n°150, novembre-décembre 1939, p. 246.

395.

Id., p. 244.

396.

Ligue internationale pour l'Education nouvelle, « A tous nos amis », P.E.N., n°150, novembre-décembre 1939, p. 223.

397.

Le Groupe Français d'Education Nouvelle a pris en charge la rédaction et la publication de la revue depuis 1932, il assure donc depuis cette date la rédaction des éditoriaux et des revues de presse. Mlle Flayol en est la secrétaire de rédaction, le comité de rédaction est composé de Mlle Hamaïde et MM. Piaget, Piéron, Wallon et Bourrelier.

398.

En 1940, un dernier numéro est publié, et à partir de janvier 1946, une nouvelle série est ouverte. La revue aura des difficultés à maintenir sa publication mensuelle, et deviendra progressivement trimestrielle. Malgré cela et après plusieurs nouvelles séries, sa publication, de plus en plus épisodique, s'arrête complètement en 1957. En 1966, dans une formule totalement renouvelée, elle devient organe de l'A.G.E.L.A.F. (Association des Groupements d'Education nouvelle de Langue Française). Le rédacteur en chef de la revue, et président de l'association, Gaston Mialaret, tient à préciser dans son éditorial que, si Pour l'ère nouvelle de 1966 s'inscrit dans la continuité de son prédécesseur, tout en devenant plus « intimement liée à la connaissance psychologique, biologique et sociologique », elle doit en raison de cette dernière composante d'ordre « politique », adopter une « attitude prospective » plus franche en participant à la transformation de la société. En conclusion, Mialaret réaffirme la pluralité de la revue : « Nous refusons de faire de "Pour l'ère nouvelle" l'organe d'un seul mouvement, d'une chapelle : elle doit devenir le lieu de rencontre de tous ceux qui cherchent à faire progresser l'éducation ». (In « Education nouvelle 1966 », P.E.N., n°1, janvier-février-mars 1966, pp. 3-11.)