Une éducation totale

A Locarno où la question est de savoir quel sens donner à la liberté en éducation, les pédagogues de l'Education nouvelle bien souvent répondent par le mot : libération. ‘« La libération de l'enfant par la psychologie, les méthodes, les écoles expérimentales, la coéducation, l'art et l'histoire »’ 452, tel est le titre de la troisième partie du compte-rendu de ce congrès, et il est à lui seul la réponse adoptée par les pédagogues nouveaux au problème de la liberté en éducation. La libération de la personnalité inconsciente est un thème qui revient souvent dans les interventions successives, et cela confirme l'idée que la psychologie participe à cette libération, qui prend le plus souvent la forme d'une libération morale. La nécessité d'une telle libération se justifie en réalité par le constat d'échec de la pédagogie devant l'enfance difficile.

Eduquer moralement l'enfant, dans le sens de la libération de sa nature, signifie également pour un partisan de l'Education nouvelle, ne pas négliger l'aspect social de son éducation. La dimension sociale de l'éducation morale est un point que relève Claparède à Locarno. Si la liberté est l'aptitude à ‘« se déterminer soi-même sans contrainte extérieure »’, il faut néanmoins ‘« pour que la conscience morale de l'enfant se développe »’ que l'enfant soit placé dans ‘« un milieu social fondé sur la solidarité et la coopération »’ 453. Il n'y a pas de développement moral possible sans l'exercice d'un comportement social conforme à la morale, sans cette sorte de bain de moralité que sont la coopération et la solidarité, sans une pratique sociale de la morale que ces valeurs sociales représentent. L'instauration d'un tel climat social dans les écoles nouvelles trouve sa raison d'être dans le développement moral de l'enfant. La raison finale est son développement social, pour former ‘« des citoyens pour la liberté »’ 454. Si la liberté s'exerce extérieurement, c'est-à-dire socialement, elle nécessite de posséder en soi, intérieurement, une conscience morale, qui naît de l'habitude de réfléchir devant des problèmes nouveaux. Ce que Claparède veut souligner, c'est la nécessité d'apprendre à juger et à réfléchir et donc à choisir, ce qu'il sous-entend, c'est l'imbrication de la dimension sociale dans la conscience morale.

A Elseneur, les travaux présentés par les conférenciers de langue française bénéficient d'une publication spéciale dans la revue Pour l'ère nouvelle. C'est l'occasion pour Alice Jouenne d'insister sur le rôle social de l'école : ‘« L'école doit connaître la Société où évolue l'enfant pour se rendre compte de ses besoins et connaître les oeuvres sociales qui doivent le protéger dans sa santé, sa moralité, son éducation, son travail, son avenir »’ 455. Cette oeuvre n'appartient pas au domaine de la psychologie, incapable de donner une analyse des conditions et des besoins sociaux de l'enfant. Alice Jouenne disait déjà au congrès de Villebon456 en 1924 que ‘« l'Education nouvelle ne doit pas être l'objet de délibérations vaines. Il faut la faire être dans la réalité »’ 457. D'où l'impérative nécessité pour toutes les écoles de posséder leur propre service d'aide sociale.

Hélène Radlinska parle aussi du « rôle social de l'école »458 au congrès d'Elseneur et se fait l'écho de cette conception. Elle précise que les apports de la psychologie individuelle ne peuvent plus ‘« servir de base unique à l'éducation nouvelle »’ 459, tandis que ‘« le développement des sciences sociales, (..), de la sociologie pratique et de la psychologie sociale a énormément contribué à la science et à la pratique de l'éducation sociale »’ 460. Une vérité éclate : on ne peut plus observer l'enfant hors de son milieu sans créer des injustices. L'individu sera désormais formé par l'école mais au service de son milieu social. ‘« Ecole et société doivent se compléter l'une l'autre »’ 461.

On sait aussi que Maria Montessori parle de l'adolescent comme d'un « nouveau-né social ». C'est une étape dans l'éducation morale de l'individu. A cette période de la vie, tout doit être fait dans le sens de la socialisation. Si ‘« l'enfant est achevé, l'homme commence. Et si la liberté de l'enfant consistait à lui donner les moyens de se construire une personnalité, la liberté de l'adolescent consiste à lui fournir les moyens de s'orienter dans la société pour se préparer à en acquérir la conscience »’ 462. La socialisation marque la fin de l'état d'enfance et il serait illusoire de commencer une éducation sociale utile avant cet âge. Il faut savoir attendre le moment propice, une idée-clé pour la pédagogie montessorienne mais aussi dans le mouvement d'Education nouvelle dans son ensemble.

Notes
452.

Voir P.E.N., n°32, novembre 1927, pp. 225-250.

453.

« L'éducation nouvelle et la psychologie de l'enfant », P.E.N., n°31, septembre-octobre 1927, p. 220.

454.

Ibid.

455.

« Nécessité d'une reconstruction de l'école », P.E.N., n°53, décembre 1929, p. 279.

456.

Congrès au nombre restreint de participants mais de portée nationale, dû à l'initiative du Groupe français d'Education nouvelle, il a eu lieu du 22 au 27 avril 1924 à Villebon. Pour l'ère nouvelle lui consacre un numéro hors série.

457.

« Un service d'aide sociale à l'Ecole primaire », P.E.N., n°13, hors série, 1924, p. 20.

458.

« L'école et les oeuvres sociales », P.E.N., n°55, février 1930, p. 31.

459.

Id., p. 30.

460.

Id., p. 31.

461.

Id., p. 32.

462.

« Les étapes de l'éducation », P.E.N., n°122, novembre 1936, p. 269.