Une pédagogie de la coopération

Dans ces conditions, il ne reste plus qu'à définir comment mettre en oeuvre une forme d'éducation qui puisse favoriser cette coopération sociale "fondatrice de morale". C'est tout le sens de l'oeuvre de Piaget pour qui, on le sait, bien que prenant constamment position en psychologue et scientifique de l'enfance, il importe surtout de mettre les enfants en situation de s'exercer à cette morale de coopération par le pratique du self-government.

Pour Piaget, la morale est un système de règles, et la moralité se manifeste essentiellement dans le respect de ces règles, que chacun peut ou non observer. Il y a deux manières de respecter la règle, soit par respect unilatéral, c'est-à-dire par obéissance à une pression extérieure, soit par respect mutuel. Le respect mutuel est bien supérieur au premier puisqu'il fonctionne non plus sur le mode de la contrainte mais sur celui de la coopération. Ces niveaux différents de respect de la règle déterminent les deux stades piagétiens de la morale : la morale hétéronome du devoir et la morale autonome du bien.

En ce qui concerne l'éducation morale, c'est la seconde forme de respect pour la règle, le respect mutuel, qui doit être développée chez l'enfant puisque, ‘« c'est à partir du moment où la règle de coopération succède à la règle de contrainte qu'elle devient une loi morale effective »’ 463. Autrement dit, on ne peut parler de moralité effective avant l'accession à la morale autonome dans la coopération464. De cette manière, Piaget établit une caractéristique fondamentale de la moralité véritable, l'autonomie, car la coopération ne se décrète pas, ne s'ordonne pas de l'extérieur, elle se décide : ‘« La réciprocité est le facteur essentiel de l'autonomie, qui est la condition ’ ‘sine qua non’ ‘ de la vraie moralité »’ 465. C'est donc le passage du respect unilatéral pour la règle, le plus souvent imposée par l'adulte, au respect mutuel qui est le signe d'une véritable moralité.

Avant 1932, les interventions de Piaget sont rares dans la Ligue466, mais à Nice où il présente les idées majeures de son ouvrage Le jugement moral chez l'enfant, il démontre la nouveauté que constitue la thèse d'un développement moral progressif de l'enfant, et qui repose entièrement sur des processus de socialisation, qui le libéreront peu à peu de l'égocentrisme de sa pensée. Dans la conception piagétienne, la morale ne se sépare pas de la raison puisque ‘« la logique est une morale de la pensée comme la morale une logique de l'action »’ 467, et donc le développement intellectuel et le développement moral sont indissolublement liés.

Aussi, préférera-t-il une pédagogie active, où les enfants seront amenés à coopérer selon les règles d'une démocratie enfantine dans laquelle l'adulte intervient le moins possible. Au milieu de ses pairs, loin de la tutelle adulte, par ‘« une longue éducation réciproque des enfants les uns par les autres »’ 468, les enfants ont toutes les chances de développer leur jugement moral jusqu'au stade du réalisme subjectif et d'élaborer par eux-mêmes une morale de réciprocité. Toute méthode autoritaire est à proscrire. Si l'autorité de l'adulte demeure une étape nécessaire, elle n'autorise pas une relation d'égalité qui seule fait progresser la personnalité vers le respect mutuel, le véritable bien moral. Le fait est que les enfants sont déjà capables de s'inventer des règles, de se donner des règles nouvelles, mais dont la base et le fonctionnement idéal reposent uniquement sur le respect mutuel entre partenaires.

Dans la communication qu'il fera au sixième congrès d'Education morale de Cracovie, deux ans après le congrès de Nice, Piaget redira - tout en soulignant leur composante intrinsèquement sociale - la supériorité du respect mutuel sur le respect unilatéral dans la conscience de la règle : ‘« Nous sommes en face de deux types de respect de la règle, correspondant à deux types de comportement social : la règle coercitive due au respect unilatéral et la règle rationnelle due au respect mutuel »’ 469. La règle n'est véritable, authentique, autonome que dans la coopération, elle ne peut se réaliser que par la démocratie. Elle est donc avant tout sociale. Dans sa définition de la règle, Piaget ménage une zone de liberté, puisque cette règle n'est jamais reçue, elle est à construire et c'est ce qui la rend autonome, c'est-à-dire non imposée à l'avance. C'est à ce niveau que se situe la loi morale véritable, qui exige de l'individu un choix, une option "sur" et non une obéissance "à". Ainsi l'enfant sera amené par la coopération à se délivrer de ‘« la mystique de la parole de l'adulte »’ 470.

Notes
463.

J. Piaget, Le jugement moral chez l'enfant, Paris, P.U.F., 1992, p. 48.

464.

C. Xypas précise que la notion de coopération chez Piaget recouvre un sens spécifique, il s'agit « d'une méthode permettant au sujet de construire des opérations intellectuelles conjointement avec autrui, dans un type particulier d'interaction sociale, visant la recherche de ce qui est équitable (sens moral), ou vrai (au sens du savoir) ». (In Piaget et l'éducation, Paris, P.U.F., 1997, p. 42).

465.

« Développement des idées morales chez l'enfant », communication au sixième congrès international d'Education morale de Cracovie (septembre 1934), P.E.N., n°102, novembre 1934, p. 271.

466.

Ce n'est qu'à partir de 1932 que Piaget participera activement à la Ligue, lorsqu'il deviendra corédacteur de la revue Pour l'ère nouvelle puis membre du bureau exécutif de la Ligue. L'année suivante, il prendra la codirection de l'Institut des Sciences de l'Education de Genève (initialement Institut Jean-Jacques Rousseau) avec Bovet et Claparède. C'est également à la suite de Bovet qu'il avait accepté la direction du Bureau International d'Education (BIE) en 1929.

467.

Le jugement moral chez l'enfant, op. cit., p. 322.

468.

Le jugement moral chez l'enfant, op. cit., p. 254.

469.

« Développement des idées morales chez l'enfant », art. cit., p. 270.

470.

Le jugement moral chez l'enfant, op. cit., p. 326.