1. Une nature altruiste

A partir du congrès de Montreux, les pédagogues de l'Education nouvelle commencent à s'apercevoir que la simple libération des énergies créatrices en l'enfant n'est pas suffisante. Il y faut plus qu'un "laisser-aller" la nature. Il y faut une intervention qui ne contredise pas la direction que veut suivre la nature enfantine mais qui en même temps aille dans le sens souhaité... par les pédagogues.

Le congrès de Montreux est particulièrement révélateur de cette tendance. On y débat des rapports entre l'Ecole active, celle qu'il faut absolument instituer dans les écoles nouvelles, et l'esprit de service, qui, en réalité, est la traduction littérale de l'expression anglaise correspondant à "altruisme", autrement dit : disposition bienveillante envers les autres. Pourquoi les organisateurs de ce congrès ont-ils préféré l'expression "esprit de service" à celle d' "altruisme" ? Une hypothèse serait celle d'une neutralité choisie pour mieux prévenir une opposition théorique ouverte.

On sait par exemple qu'à la même époque Durkheim traite aussi d'altruisme dans son ouvrage L'éducation morale 477 paru en 1924. Il introduit cette notion comme fondement de l'attachement aux groupes, troisième élément caractéristique de la moralité selon sa conception, et en fait un des leviers d'éducation morale de l'enfant. Ainsi soutient-il que l'enfant est potentiellement altruiste : ‘« l'altruisme de l'enfant tient à un caractère de la nature infantile »’ 478, ce en quoi il rejoint les tenants de l'Education nouvelle. Mais il l'explique aussitôt par : ‘« le traditionalisme de l'enfant, son attachement aux habitudes qu'il s'est formées »’ 479. Et cela est remarquable du fossé qui existe entre les conceptions des psychologues de l'Education nouvelle et celles du sociologue de l'éducation qu'est Durkheim. Pour les premiers, l'altruisme est une disposition potentielle de l'enfant qu'il va falloir développer par l'éducation et la pratique, pour le second, l'altruisme est une habitude acquise par l'enfant et manifeste en cela l'influence du groupe sur l'individu. Selon Durkheim, égoïsme et altruisme sont de même nature chez l'enfant, entre ces deux comportements il n'y a qu'une différence de conscience : ‘« Ce qui différencie l'altruisme de l'égoïsme (...), c'est la direction différente que suit cette activité dans les deux cas. Egoïste, elle ne sort pas du sujet d'où elle émane, elle est centripète ; altruiste elle se répand hors du sujet »’ 480. Cela marque bien la différence radicale des positions psychologiques et sociologiques sur l'éducation morale. Dans les deux cas, l'enfant est reconnu naturellement altruiste, mais dans le premier, il le devient dans une sorte de révélation à lui-même de ses possibilités à agir pour le bien de l'autre, dans le second cas, il l'est déjà par habitude sociale et prend progressivement conscience du caractère altruiste de son comportement. Il s'agit là de deux mouvements opposés pris sur la nature humaine : une révélation de l'intérieur vers l'extérieur et une prise de conscience de l'extérieur vers l'intérieur.

Cette discussion théorique sur l'altruisme n'a pas eu lieu à Montreux, elle aurait pu questionner les pédagogues sur l'idée d'un altruisme qui serait moral en soi. D'une certaine manière, Durkheim montre bien qu'il n'y a action moralement bonne que dans une action voulue comme telle. Suffit-il à l'enfant de reproduire un comportement socialement attendu par la morale pour qu'il soit effectivement moral ? Un comportement conforme à la morale n'est pas forcément moral. Il y faut quelque chose de plus selon Durkheim : la prise de conscience.

Quand Ferrière parle de solidarisme, étape ultime de développement de l'homme, c'est aussi d'esprit de service qu'il parle. Le solidarisme est ‘« le but social de l'activité morale de l'homme »’ 481. Quand un homme fait un acte moral, c'est toujours dans un but social, par solidarité, pour servir. Mais ce n'est pas suffisant, il y faut l'amour, il y faut une action altruiste. En un sens, Ferrière rejoint Durkheim pour dire que l'altruisme est un comportement qui s'apprend par l'entr'aide, par l'habitude. ‘« Cela est essentiel, car l'habitude naît de l'action. L'altruisme actif ne devient une seconde nature que si la pratique en a fait la chair de notre chair et le sang de notre sang »’ 482. L'insistance de Ferrière sur la notion d'altruisme actif montre bien que son contraire, un altruisme passif, est possible. Là encore il rejoint la conception de Durkheim qui ne voit pas de moralité en soi dans l'enfant qui manifeste de l'altruisme sans en avoir conscience. Aussi peut-on s'interroger sur la dimension morale d'un altruisme développé au point de devenir une « seconde nature » qui ferait agir l'enfant dans le sens du bien commun mais de manière quasi automatique.

Notes
477.

Le texte de ce livre, réuni par Fauconnet et publié à Paris par les Editions Alcan, reprend le cours donné par Durkheim en 1902 et 1903 à la Sorbonne. C'est la première fois qu'un cours s'intitulait « Science de l'Education ».

478.

L'éducation morale, Paris, P.U.F., 1992, p. 184.

479.

Ibid.

480.

Id., p. 181.

481.

« Discours d'inauguration », P.E.N., n°8, octobre 1923, p. 77.

482.

Ibid.