D. Conclusion : Nécessité psychologique et nécessité éducative

A partir du congrès de Nice, la division jusqu'alors latente se précise, il est possible désormais de partager les interventions des orateurs en deux tendances opposées qui suivent les préoccupations premières des intervenants face à l'éducation, ou une préoccupation psycho-pédagogique ou une préoccupation socio-politique. La branche des "psychopédagogues" de l'Education nouvelle ne peut pas accepter, comme les "sociopédagogues" le demandent, de faire passer le projet d'une transformation sociale par l'éducation avant celui d'un développement individuel de l'enfant. Et ce sera le cri répété de ces pédagogues à Nice et à Cheltenham : l'idéal de l'Education nouvelle n'est pas dans la société, ni dans l'enfant pour la société, mais bien dans l'enfant lui-même.

Maria Montessori pense ainsi que sa méthode ne réussit que dans la mesure où elle sait atteindre et faire éclore la vraie personnalité de l'enfant. C'est le préliminaire indispensable à toute idée de reconstruction de la société par l'éducation. ‘« On attend de l'éducation une révolution complète, qui change la position de l'homme : il faut maintenant que l'esprit créateur de l'individu monte et domine l'échelle des valeurs »’ 504. La révolution que l'Education nouvelle veut réaliser passe d'abord par une libération personnelle et intérieure, une libération de l'âme.

Béatrice Ensor ne remet pas en cause l'idée chère à la Ligue, celle de la transformation du monde par l'éducation, mais elle rappelle que l'extension des principes de l'Education nouvelle à toutes les écoles demeure prioritaire à la réalisation de ce but. ‘« Mais une nécessité supérieure s'impose à nous. C'est en ce moment même qu'il faut fournir aux Educateurs de la jeunesse l'occasion de clarifier ces principes qui, une fois introduits dans toutes les écoles du monde, peuvent transformer la Société humaine, et faire sortir le monde de son chaos »’ 505. Elle tient aussi à renouveler sa confiance en la psychologie qui, ‘« comme science de l'homme et des relations humaines, a conquis une telle place dans l'effort scientifique contemporain, que nous lui en avons fait une correspondante dans nos travaux »’ 506.

Ferrière admet depuis les débuts de la Ligue qu'il existe une nécessaire dimension sociale à mettre en place dans les écoles nouvelles mais leur but reste de « centrer » l'enfant qui, ‘« mû par son vouloir vivre, vouloir savoir, vouloir agir, vouloir créer, a lentement différencié et concentré ses aptitudes et facultés »’ 507. L'ambition de Ferrière n'est pas d'ordre politique, le travail de l'enseignant n'est pas de révolutionner la société. Si cela se produit, l'éducation y aura sans doute contribué mais elle ne peut en faire sa mission. Si, par l'extension de l'Education nouvelle à l'Ecole publique, Ferrière envisage des résultats positifs pour les enfants, pour la famille et aussi pour la Société qui ‘« recevrait de l'école des citoyens ayant l'esprit de travail, le sens des responsabilités, le respect d'une hiérarchie et d'une autorité fondées sur la compétence »’ 508, c'est pour mieux convaincre du bien-fondé des principes de la Ligue. C'est toujours dans cet esprit que Ferrière s'exprime dans les congrès de la Ligue. Persuader les éducateurs de l'importance de leur « mission culturelle »509 auprès des enfants serait déjà un énorme progrès ! Ferrière veut redire à Nice ce qui fait la particularité du projet de l'Education nouvelle, son silence politique, sa neutralité religieuse. Il veut empêcher qu'on détourne l'école de sa vocation, aider à l'accomplissement de l'oeuvre de la nature en l'enfant, former l'homme en l'enfant avant même de penser à former le citoyen.

Piaget donne une réponse de psychologue au problème de la crise sociale. La société étant ce qu'elle est, il nous faut et quelquefois malgré nous l'accepter. S'il manque à l'homme la forme d'esprit qui lui permettrait de faire face à cette situation, cela n'autorise personne selon Piaget ‘« à prescrire à l'enfant un idéal social nouveau : nous ne savons pas ce que sera la société de demain. Ce n'est pas à nous qu'il appartient d'inculquer à l'enfant un idéal politique, un idéal économique, un idéal social trop précis »’ 510. Comme Ferrière, il écarte toute idée prioritaire de transformation sociale par l'éducation. Si l'Education nouvelle se donne pour tâche de changer l'école, on ne peut lui assigner la charge de changer la société. Elle est par contre responsable d'étendre une nouvelle morale fondée sur la réciprocité et la coopération, ou plus exactement un esprit dont la forme importe plus que le contenu.

A la suite de Piaget, Claparède mise sur l'éducation d'une nouvelle forme d'esprit, « la pensée loyale », pour espérer un jour y voir clair dans la crise mondiale qui s'éternise et trouver la solution aux inévitables conflits entre les hommes. Dans son intervention à Nice, Claparède pose un problème de fond : ‘« L'éducation doit-elle consister à adapter l'enfant à la vie sociale telle qu'elle existe aujourd'hui ? »’ 511. Ce serait vouloir la perpétuation de l'état de crise que tous combattent et la réponse est évidemment négative. Pour Claparède, c'est un faux problème, il ne s'agit pas de ‘« se borner à adapter l'enfant à la vie sociale »’, mais surtout de ‘« le préparer à adapter la société à un idéal »’ 512. La signification de l'idéal dont parle ici Claparède ne doit pas rejoindre celle d'un idéal "de société", ne doit pas prendre une forme politique ou économique précise, mais doit être comprise dans son sens strict, c'est-à-dire quelque chose vers quoi il faut tendre sans jamais espérer le voir parfaitement réalisé, ce qu'il appelle un peu plus loin « idéal de vérité »513. Et comme s'il voulait répondre à l'interpellation de Jean Roger514, Claparède apostrophe les praticiens toujours trop pressés d'applications concrètes : ‘« Que faites-vous, vous les praticiens de l'éducation, pour apprendre à vos élèves à éviter ces confusions perpétuelles entre le jugement subjectif et le jugement objectif, confusions qui, je le répète encore, sont sans doute une des plus grandes causes de mésententes entre les hommes ? »’ 515. Une manière de dire que ce qui fait problème au praticien n'est pas directement résolu par les découvertes des théoriciens, et aussi de souligner le clivage qui maintient la théorie à distance de la pratique en éducation.

Elizabeth Rotten se fera le défenseur de la première charte jugée par certains un peu trop idéaliste en rappelant que c'est l'enfant qui justifie l'existence de la Ligue et non les problèmes de l'adulte : ‘« notre déclaration de principes de 1921 ne s'inspire pas directement des luttes du monde des adultes, mais bien de l'observation des besoins et des tendances des enfants »’ 516. La responsabilité de l'école est-elle d'assurer l'avenir social d'un pays ? Ce n'est pas le terrain d'action du pédagogue. ‘« On a dit que notre but est de guider les jeunes vers un monde plus heureux.  Si nous le pouvions, combien ce serait beau, mais nous sera-t-il donné de le faire ? Ce que nous pouvons et devons tous faire, c'est de préparer à la jeunesse une société purifiée »’ 517. Accepter de participer à la transformation sociale à la condition de ne pas donner de contours trop précis à ce qui pourrait être une "bonne société".

Néanmoins, petit à petit, le spontanéisme de départ, le "laisser aller la nature", fait place à la nécessaire action de l'environnement sur la croissance de l'enfant. Elisabeth Rotten rappelait à Elseneur une règle inviolable pour la pédagogie nouvelle, « partir de l'enfant », en ajoutant que ‘« c'est uniquement au contact de la réalité que les énergies se libèrent »’ 518, et cette réalité, c'est celle du « monde ambiant » que l'enfant doit assimiler. On ne peut plus désormais faire abstraction du milieu dans lequel grandit l'enfant. Elizabeth Rotten souligne bien toute l'ambivalence à laquelle l'Education nouvelle doit faire front : ‘« Voilà l'autre face de notre mouvement : la réforme scolaire ne peut faire l'objet d'un effort isolé ; elle ne réussira, elle ne répondra aux attentes les plus profondes que si, en même temps, nous travaillons à transformer le monde ambiant »’ 519. Béatrice Ensor est beaucoup moins confiante en un monde transformé et préfère croire en l'efficace de l'Education nouvelle pour donner à l'enfant les moyens d'affronter ce monde et non de s'y adapter. ‘« Ainsi seulement nous pouvons aider l'enfant à s'adapter et à contrôler ses énergies internes, et lui enseigner à faire des réserves de force et d'harmonie afin qu'il puisse supporter la tension de notre monde moderne »’ 520. Cependant, qu'il soit vu de manière opposante ou de manière composante, le monde prend de plus en plus d'importance dans les discours au sein de la Ligue. On parle toujours autant de la « nature » de l'enfant, la psychologie nouvelle n'a pas d'autre terrain d'observation, mais on peut de moins en moins compter sans le « milieu » de vie de l'enfant. Un mot se substitue à un autre et c'est un fondement nouveau qui émerge.

Notes
504.

« Mobilisation nouvelle », P.E.N., n°80, août-septembre 1932, p. 207.

505.

« Discours prononcé à la séance d'ouverture », P.E.N., n°81, octobre 1932, p. 237.

506.

Id., p. 238.

507.

« Comment tenir compte des aptitudes du maître à l'école », P.E.N., n°82, novembre 1932, p. 271.

508.

Id., p. 272.

509.

Ibid.

510.

« L'évolution sociale et la pédagogie nouvelle », P.E.N., n°83, décembre 1932, p. 312.

511.

« La pensée loyale et son éducation », P.E.N., n°84, janvier 1933, p. 9.

512.

Id., p. 10.

513.

Ibid.

514.

Instituteur à Camphin-en-Pévèle, en France, Jean Roger prend la parole au cours du congrès de Nice pour dénoncer le peu de cohésion efficace de la Ligue quand il s'agit de mettre en place des solutions pratiques : « Si tous nous sommes d'accord pour critiquer l'école traditionnelle, rigide, absolue ; si la Ligue internationale pour l'Education Nouvelle nous apparaît si forte, si unie, lorsqu'elle tend à démolir ce qui est, nous la voyons désemparée lorsqu'il s'agit de construire, parce que désunie ». In « Une révolution nécessaire à l'école rurale », P.E.N., n°83, décembre 1932, p. 324.

515.

« La pensée loyale et son éducation », art. cit., p. 12.

516.

« La transformation sociale et l'éducation », P.E.N., n°85, février 1933, p. 40.

517.

Id., p. 41.

518.

« A chaque époque son programme d'études », P.E.N., n°51, octobre 1929, p. 215.

519.

Id., p. 217.

520.

« Croisades dans le royaume de l'éducation », P.E.N., n°51, octobre 1929, p. 221.