Une cohésion naturelle

‘« L'intérêt général concordant avec l'intérêt particulier de chacun »’ 544, tel est le postulat fédérateur de maints partisans de cette position dans l'Education nouvelle. Pour Langevin, les hommes sont victimes de leur ignorance lorsqu'ils n'admettent pas cette sorte de "loi universelle de la nature" qui suit ‘« la ligne générale d'enrichissement de la vie par différenciation et solidarité croissantes entre éléments »’ 545. L'étude scientifique de l'évolution de l'humanité montre bien que différenciation et solidarité vont de pair, chaque individu a donc le devoir d' ‘« être à la fois l'un et le reflet de l'espèce entière avec laquelle il doit se sentir profondément solidaire dans la pensée comme dans l'action »’ 546.

Cette idée d'une progression de l'humanité vers plus de cohésion sociale n'est pas neuve dans la Ligue, Ferrière a maintes fois évoqué dans la revue sa théorie phylogénétique de l'évolution. A Nice, Van der Leeuw expose des conceptions similaires quand il pousse la notion de solidarité naturelle jusqu'à la fusion de l'individuel dans le social, et qu'il compare la société à un organisme547, un tout dont les individus font partie. Il ne voit pas d'autre explication à la crise mondiale que dans la désolidarisation des hommes, dans la désorganisation de ce tout que représente l'humanité. Il ne voit pas d'autre solution que dans l'éducation de l'homme ‘« à se sentir partie d'un ensemble, et en lui apprenant qu'il n'y a qu'une réelle liberté : l'identification avec le tout. Le tout seul est libre. Il ne peut être question de liberté pour la partie »’ 548. Cela clôt, selon Van der Leeuw, tout débat sur l'idée d'une liberté individuelle puisque celle-ci est un leurre, puisqu'elle est nocive à l'organisme. Ce « monde nouveau » reste à construire et chacun est responsable d'accomplir la tâche nécessaire à son édification. Comment alors imaginer une guerre dès l'instant où chacun se sentirait comme ‘« partie de l'organisme mondial »’ 549 ? Une guerre mondiale ne serait ‘« pas seulement moralement coupable, elle est scientifiquement absurde et impossible »’ 550.

Van der Leeuw ne conçoit pas de séparation entre l'homme et le monde, il ne différencie pas entre "l'esprit" et la "matière", il s'agit là d'une dualité que la science a réduite, d'un antagonisme vain : ‘« l'univers matériel est spiritualisé »’ 551. Mais en cette période de crise, Van der Leeuw tient à redire que la solution ne sera ni politique, ni religieuse, qu'elle ne peut émerger que de l'homme s'il retrouve cette « foi en soi-même », une foi nouvelle ‘« qui n'a plus son foyer dans des centres politiques ou religieux, mais dans la vie que l'homme perçoit en lui-même »’ 552. Et l'imminence d'une « catastrophe » ne le fait en rien douter du pouvoir de l'éducateur qui travaille pour l'avenir, qui ‘« agit sur la génération de demain, dont dépend l'ordre social de demain »’ 553.

C'est la seule et unique fois que Van der Leeuw s'exprime dans les colonnes de la revue et sa communication à Nice ne passe pas inaperçue. Ainsi Paul Geheeb dit retenir de ce congrès surtout ‘« la merveilleuse conférence de notre ami hollandais Dr. J.-I. Van der Leeuw »’ 554. Il pense comme lui que l'ère de la dualité entre idéalisme et matérialisme555, entre vie naturelle et vie spirituelle, est terminée : ‘« On ne doit pas considérer l'esprit comme l'antithèse de la matière »’ 556. De son côté, Brun-Laloire qui, à la différence de Geheeb, n'est pas un habitué des congrès de la Ligue, remarque cependant la même conférence mais pour s'étonner que le « credo » de Van der Leeuw, selon lequel ‘« Seul le tout est libre, la partie ne l'est et ne saurait l'être »’ 557, ait été spontanément applaudi comme l'avait été une génération auparavant ‘« Ibsen proclamant que l'homme libre c'est l'homme seul »’ 558... Voilà qui apparaît pour le moins paradoxal à l'esprit de Brun-Laloire ! Les deux thèses sont assurément défendables, encore faut-il pouvoir les discuter. Une absence de débat qu'il regrette pour ce congrès de Nice.

Notes
544.

Ibid.

545.

Ibid.

546.

Ibid.

547.

Cette comparaison est typique du fondement social de notre analyse. Autant Wallon et Piéron aiment à l'employer et la mettre en valeur que Ferrière et Bovet s'en méfient : « Pour ingénieux et séduisant, écrit Bovet, que soit ce parallèle, il nous paraît dangereux de pousser si loin l'assimilation de la société à un organisme vivant ». (In L'instinct combatif, Paris, Flammarion, 1928, p. 178).

548.

« La tâche de l'éducation dans la crise mondiale », P.E.N., n°83, décembre 1932, p. 315.

549.

Id., p. 316.

550.

Ibid.

551.

Id., p. 318.

552.

Ibid.

553.

Id., p. 313.

554.

« Impressions du congrès », P.E.N., n°83, décembre 1932, p. 305.

555.

C'est ici une position opposée à celles de nombreux psychopédagogues, comme Neill, pour qui la véritable libération de l'homme ne peut pas être matérielle, elle est forcément spirituelle et intérieure. La politique ne travaille que sur les aménagements concrets, les changements d'ordre matériel n'ont que peu d'action sur cette libération.

556.

Van der Leeuw, cité par Geheeb in « Impressions du congrès », art. cit., p. 305.

557.

« Impressions d'un néophyte », P.E.N., n°82, novembre 1932, p. 263.

558.

Ibid. (Ibsen est un écrivain, poète et dramaturge norvégien, décédé en 1906.)