Le problème de l'authenticité

En 1929, Piéron nuançait déjà l'idée que l'homme est un animal naturellement solidaire. Quand il compare l'espèce humaine à l'espèce animale, il constate que la scolarité joue pour l'homme un rôle similaire à l'hérédité chez les animaux, un rôle de socialisation et de spiritualisation : ‘« nous socialisons peu à peu l'individu, nous spiritualisons l'animal humain : il devient spirituel, mais il ne l'est pas d'emblée, il le devient par l'éducation »’ 559. Si Piéron est proche de la position de Van der Leeuw pour voir dans l'homme un « organisme »560 qui fonctionne selon des lois biologiques et mentales propres, il insiste néanmoins sur le fait qu' ‘« il y a une certaine résistance de la nature humaine » et que « c'est en cela que la science est utile »’ 561. Autrement dit si la science est capable d'établir les lois de la nature humaine, à plus forte raison, elle se doit d'en expliquer les dysfonctionnements par le fait même que l'homme est un organisme dont toutes les dimensions et fonctions sont solidaires entre elles.

Piéron s'accorde avec Wallon pour reconnaître que l'éducation est devenue un problème de culture, mais à Nice, il croit davantage en la valeur d'une culture universelle qui gommerait toutes les différences qu'en celle d'une culture professionnelle. Tendre vers l'unification par la science et la laïcité, voilà qui est réalisable mais ‘« il est un autre domaine, évidemment, où cela est plus difficile : c'est le domaine affectif, c'est le domaine des valeurs. Là, les diversités sont plus grandes, plus profondes »’ 562. L'obstacle majeur tient aux différences de civilisations qu'il ne peut être question de hiérarchiser. Comme il ne peut être question d'aider à la prédominance de la culture d'une classe sur une autre, par exemple du prolétariat sur la bourgeoisie. C'est au demeurant un sujet qui déborde les frontières de la politique, c'est une question qui touche au plus profond de l'humain. C'est un humanisme nouveau que Piéron espère voir se réaliser dans la culture, ‘« celle qui assurera la place la plus large aux valeurs humaines »’ 563.

Néanmoins, à Elseneur, Piéron écrivait qu'une nécessité première serait d'associer l'éducation et l'orientation professionnelle : ‘« Il faut que notre éducation s'adapte à cette tâche de mettre l'homme à la place où il faut qu'il soit »’ 564. Une seconde nécessité serait de dégager la psychologie de tout moralisme pour l'attacher à l'observation de la réalité et non pas de dicter à l'homme son devenir : ‘« notre psychologie classique a été imprégnée de morale, on s'est fait un type de l'homme, non pas du tout tel que la réalité l'imposerait, mais tel qu'on voudrait que l'homme fût constitué »’ 565. Ne pas faire de l'enfant ce qu'on voudrait qu'il soit, mais le laisser devenir ce qu'il doit être. Et cela est la véritable authenticité.

Cette conviction qui se veut pourtant critique de la psychologie en faveur dans le mouvement n'est cependant pas très éloignée dans son principe de celle des pionniers de l'Education nouvelle, ainsi Ferrière aimait à répéter le précepte de Pindare, ‘« Deviens ce que tu es »’, qu'il interprétait ainsi, ‘« Réaliser pleinement son type »’ 566. Cependant, l'authenticité que revendique Ferrière est fondamentalement différente de celle que revendique Piéron. Pour ce dernier, elle est nécessaire à l'individu dans la société, pour Ferrière, elle est nécessaire à l'individu. Un but en soi pour Ferrière, un moyen d'évolution sociale pour Piéron, même si celle-ci passe par le développement individuel... L'orientation professionnelle est le moyen de mettre en adéquation harmonieuse nature individuelle et destination sociale, il s'agit en définitive d'obéir plus complètement encore à sa nature propre. ‘« L'orientation professionnelle est une tâche d'éducation ; ce n'est pas une tâche qu'on puisse renvoyer après l'école, c'est la tâche essentielle de l'éducateur même. L'école est faite pour faire des hommes dans la Société et qui rendent des services à la collectivité tout entière »’ 567. Et cela est la seule morale possible. Une morale qui induit la seule véritable méthode pédagogique, celle qui respecte les différences individuelles, qui échappe au nivellement, une pédagogie basée sur une psychologie différentielle qui donne ‘« les moyens de se développer spontanément dans des directions où ils (les enfants) ont le plus de goût et d'aptitudes »’ 568.

Notes
559.

« La notion d'aptitudes en éducation », P.E.N., n°49, juillet-août 1929, p. 138.

560.

Id., p. 136

561.

Id., p. 135.

562.

« Comment créer une culture adaptée à l'époque moderne », P.E.N., n°82, novembre 1932, p. 269.

563.

Ibid.

564.

« La notion d'aptitudes en éducation », art. cit., p. 138.

565.

Id., p. 135.

566.

« La situation actuelle et l'avenir de la psychologie individuelle », congrès d'Elseneur, P.E.N., n°52, novembre 1929, p. 269.

567.

« La notion d'aptitudes en éducation », art. cit., p. 138.

568.

Id., p. 139.