1. Education morale ou éducation sociale ?

Il y a chez nombre de sociopédagogues dans l'Education nouvelle cette conviction que la solution au problème de l'éducation morale est sociale, que pour éduquer moralement un enfant, il n'y a pas d'autre terrain que la vie en commun, que la moralité de l'enfant découle de sa bonne activité sociale. Education morale et éducation sociale sont solidaires comme la solidarité des enfants entre eux est le signe d'une éducation morale réussie. Instaurer dans l'école une vie communautaire la plus autonome possible devient naturellement l'application de ces principes de base, quoique certaines des pratiques habituelles de l'Education nouvelle commencent à trouver leurs limites. Ainsi le self-government.

A Nice, Mme Nemes reconnaît qu' ‘« il faut montrer l'autre face de la médaille : les limites de notre autonomie »’ 586, ainsi l'enfant « cruel avec ses semblables » ou le « maître trop moralisateur » sont des obstacles à la mise en place d'un réel esprit de communauté à l'école. La solution que Mme Nemes préconise est pour l'éducateur de ne pas attendre d'une société d'enfants la même constitution sociale que chez des adultes et d'accepter les jeux enfantins comme outils de formation sociale : ‘« Plus l'éducateur sait fermer les yeux lorsqu'il sent qu'il se trouve en face d'un autre monde dont il ne peut pas juger les lois selon le ’ ‘credo’ ‘ de la vie adulte, plus il leur ouvrira la voie vers notre vie sociale »’ 587. Ce qui importe au bout du compte, c'est que les enfants aient appris à ‘« respecter l'institution des lois »’ 588.

A Cheltenham, Freinet critiquera aussi le self-government qui donne aux enfants ‘« la liberté de parler de ce qu'ils veulent »’ mais pas de ‘« faire ce qu'ils voudraient faire »’ 589. Freinet, on le sait, est un fervent défenseur de l'autonomie complète des enfants, à la condition qu'on leur fournisse les moyens matériels d'y parvenir. Mais il faut, selon lui, aller encore plus loin et donner aux enfants les véritables outils d'une liberté psychique et intellectuelle et pas seulement physique. L'imprimerie est une de ces techniques nouvelles d'expression, poursuit Freinet, par lesquelles ‘« nous réalisons pratiquement le milieu nouveau dans lequel l'enfant peut s'épanouir »’ 590. Le but demeure de libérer complètement l'enfant de la tutelle de l'adulte, de son "oppression interventionniste", ce qui n'est pas un principe véritablement nouveau pour le mouvement de l'Education nouvelle. La nouveauté est d'avoir mis au point des techniques pédagogiques capables de souder les enfants en une véritable communauté autour d'un travail commun. Wallon a bien perçu cela et il ne manque pas de dire et de redire que l'imprimerie constitue une méthode exemplaire qui permet la réalisation d'une sorte d'oeuvre collective à l'intérieur de l'école, mais dont l'intérêt est aussi d'ouvrir l'école sur le milieu social, une occasion pour chaque enfant de se sentir « citoyen de son pays », et pourquoi pas « citoyen du monde »591.

Mais c'est Rugg qui à Nice franchit un pas décisif : l'éducation peut certainement changer le cours des choses mais elle s'y prend mal. Comme nous l'avons précédemment exposé, selon Rugg, l'épanouissement de la personnalité de l'enfant n'y suffit pas, il faut développer en lui un programme d'attitudes bien définies qu'il reste à élaborer : ‘« Ecrivons dans les deux prochaines semaines un grand manifeste en faveur de l'éducation. De même que le XIXe siècle a été le siècle de l'exploitation des terres vierges, il faut que le XXe soit le siècle de l'éducateur, le siècle de l'étude scientifique de toutes les relations humaines »’ 592, propose-t-il à l'ensemble des congressistes593. Ainsi, ‘« Posons d'abord quelques principes sociaux »’ 594, Rugg présente son plan d'action et estime que, par-delà les divergences d'opinion qui peuvent diviser la Ligue, il est ‘« des principes de justice humanitaire et de progrès social sur lesquels il est facile de s'entendre »’ 595. Son plan d'action éducative dépasse les limites d'un projet pédagogique et sera à destination sociale par ‘« la production d'un programme d'action sociale »’ 596 puisqu'il faut bien ‘« que les écoles servent à régénérer la société »’ 597. Rugg invite tous les partisans de l'Education nouvelle à oser faire le pas avec lui, un pas nécessaire vers le pragmatisme comme Pearce, James et Dewey l'ont déjà fait en Amérique. Il est temps de tourner une page et la solution est dans le « travail créateur » car ‘« l'événement le plus important depuis vingt ans dans l'histoire de l'éducation a été l'introduction de l'esprit créateur dans les écoles nouvelles »’ 598. Mais on est alors très loin de la conception initiale d' « expression créatrice » du congrès de Calais ou de celle d' « énergies créatrices » du congrès d'Heidelberg....

L'idée d'appuyer l'éducation morale sur l'éducation sociale n'est pas une nouveauté pour l'Education nouvelle. Ceux que nous avons appelés les "psychopédagogues" ont fait amplement allusion dans les précédents congrès à la nécessité de ne pas dissocier l'éducation morale du contexte de sa pratique, la vie en commun, qui oscillait selon les écoles nouvelles entre un climat de vie familiale et l'organisation d'une société en miniature. Les divergences ne se situent pas au niveau des pratiques pédagogiques préconisées mais s'alimentent de conceptions opposées sur l'origine de la conscience du bien. Les psychopédagogues mettent toute leur confiance, leur foi même, dans la bonté naturelle de l'enfant, dont il suffit d'aider le développement pour préserver la moralité, la conscience du bien apparaissant déjà plus ou moins présente en l'enfant, dans sa nature. Les sociopédagogues, par contre, s'appuient sur les bienfaits du milieu social, qui, s'il est véritablement communautaire, animera chez l'enfant la conscience morale, autrement dit la conscience du bien social.

Pour que l'enfant parvienne à un état de "socialité morale", il ne suffit donc pas de lui parler de morale, d'intellectualiser certains principes moraux, certaines habitudes sociales, il faut les pratiquer. Ces idées pédagogiques sont nettement inspirées de la pensée de Dewey, à qui il est de plus en plus souvent fait référence. Ainsi le pédagogue américain ne dissociait pas la moralité de la conduite sociale, et la formation morale de la formation sociale599, c'est-à-dire la ‘« pénétration de l'esprit social sans lequel toute formation morale efficace est impossible »’ 600. Ne pas séparer la vie scolaire de la vie réelle, ne pas distinguer éducation morale et éducation intellectuelle, voilà ce que revendique Dewey pour que s'édifient les « écoles de demain ». Progressivement, comme presque inconsciemment l'enfant pratiquera, comprendra puis adoptera ces habitudes scolaires qui sont d'abord des habitudes sociales puisque indispensables à la vie de cette petite société qu'est l'école.

‘« Si l'on veut que les habitudes scolaires spéciales soient animées d'un souffle moral, il est de toute nécessité que l'enfant s'intéresse à la prospérité d'une communauté, d'un intérêt pratique et intellectuel aussi bien qu'émotionnel, qu'il perçoive ce qui maintient l'ordre et assure le progrès de la société, qu'il désire y contribuer activement »’ 601. Et c'est par là, par le service de la société, la seule et véritable utilité que l'enfant peut devenir "bon à quelque chose"...

Pour Dewey comme pour l'ensemble des sociopédagogues, il n'y a d'action morale que dans l'aptitude à se rendre socialement utile et à contribuer ainsi à la formation d'une société solidaire. Le signe de la moralité, c'est l'unité. Une conduite morale est d'abord une conduite sociale. Mais que faut-il entendre par relations sociales ? Et de quelle unité s'agit-il ? Cette unité est sociale, c'est l'unité de l'individu dans la société, l'unité de la société et des individus, l'unité de leurs rôles les uns par rapport aux autres. Une unité d'ordre civique autant que moral..

Notes
586.

« Les possibilités et les limites de l'autonomie scolaire chez les enfants de 8 à 10 ans », P.E.N., n°82, novembre 1932, p. 280.

587.

Ibid.

588.

Ibid.

589.

« L'imprimerie à l'école », P.E.N., n°121, octobre 1936, p. 247.

590.

Ibid.

591.

Introduction à l'allocution de Freinet, « L'imprimerie à l'école », art. cit., p. 246.

592.

« L'oeuvre de reconstruction sociale par l'éducation », P.E.N., n°86, mars 1933, p. 60.

593.

Rugg utilise ici l'expression « siècle de l'éducateur », qui ne sera pas sans rappeler aux pionniers de l'Education nouvelle l'ouvrage d'un de leur précurseur du XIXe siècle, Le siècle de l'enfant d'Ellen Key.

594.

« L'oeuvre de reconstruction sociale par l'éducation », art. cit., p. 60.

595.

Ibid.

596.

Id., p. 61.

597.

Id., p. 60.

598.

Id., p. 64.

599.

Ce que Piaget défendait également, mais d'un point de vue tout autre, celui de la psychologie génétique. Il accordait la priorité au développement de l'enfant, ce qui exigeait de penser l'éducation de manière globale : la réflexion piagétienne reste centrée sur les bonnes conditions du développement de l'enfant, qui dépendent des interactions sociales entre enfants. Pour les sociopédagogues au contraire, le projet de reconstruction sociale est toujours très prégnant. La préoccupation de Dewey reste tournée vers la constitution d'une société à part entière dans l'école, une société scolaire susceptible ensuite de développer l'enfant dans toutes ses dimensions. La préoccupation sociale n'intervient qu'après chez Piaget, elle est d'abord moyen pédagogique. Ce qui n'enlève rien, selon Xypas, à la réalité du projet politique de Piaget, mais celui-ci aura toujours suivi son projet moral qui le fonde (« Postface » in J. Piaget, L'éducation morale à l'école, éd. de C. Xypas, Paris, Anthropos, 1997, pp. 159-178).

600.

Démocratie et éducation, Paris, A. Colin, 1990, p. 442.

601.

L'école et l'enfant, op. cit., pp. 142-143.