C. Les limites de la position socialisante sur l'éducation morale

Après Nice et Cheltenham, comme nous l'avons déjà vu, "l'affolement" des pionniers est quasi général devant les nouvelles revendications socialistes : y a-t-il encore une éducation morale possible ou souhaitée ? L'intervention de Ghidionescu est éclairante à ce sujet.

1. La crainte de l'uniformisation

A Nice, Ghidionescu décrit le dilemme auquel doit faire face la Ligue : ‘« d'un côté, l'individualisme éducatif, qui, de nos jours, se basant sur les recherches expérimentales ou autres, aboutit à la création de la psychologie différentielle de l'enfant, à la création d'une typologie psychologique, jusqu'à la conception si hardie de la caractérologie typo-cosmique de MM. Ferrière et Krafft, jusqu'enfin à des conséquences telles que la formule : "l'école sur mesure", à laquelle M. Claparède nous a peu à peu si bien apprivoisés. D'un autre côté, la vie sociale de nos jours, dont la continuelle évolution exige l'adaptation de l'enfant au milieu, l'absorption de son individualité dans le réseau des courants, qui peuvent risquer non seulement d'uniformiser ses pensées, ses sentiments, son vouloir, mais encore d'abaisser ses propres valeurs personnelles »’ 618.

A ce dilemme, il propose la solution conciliatrice que l'on connaît, celle de l'éducation du caractère moral comme un ‘« trait d'union entre l'éducation de la personnalité et l'éducation sociale »’ 619. Ghidionescu ne pense pas cependant que l'éducation du caractère moral assure à l'enfant un bonheur à venir. L'homme de caractère n'est pas tant celui qui s'adapte à son milieu mais bien plus celui qui lutte contre les injustices de ce milieu : ‘« Il suffit de jeter les yeux sur l'histoire de l'humanité pour nous en convaincre, les hommes de caractère ont dû pour la plupart souffrir toujours et partout et lutter contre leur milieu, pour pouvoir rester tels »’ 620.

Comme en écho aux thèses de Ghidionescu, Mirski621 dira, et bien d'autres avec lui, que ‘« L'éducation consiste, d'une part à créer un milieu assurant à l'enfant les conditions indispensables à un développement libre et naturel, et d'autre part et, en même temps, à orienter ce développement dans une direction voulue par la formation appropriée à ce milieu »’ 622. Mais c'est bien cette restriction à la liberté de l'enfant qui est reprochée à la position socialisante dans l'Education nouvelle : il n'est pas question d'anticiper au travers de l'éducation des enfants la société qu'ils formeront plus tard. La liberté de développement n'autorise aucune limite posée par quelque projet social toujours intrinsèquement uniformisant.

La question de la liberté en éducation a fait l'objet du congrès de Cheltenham dans son ensemble, et le problème de parvenir à concilier les intérêts généraux et sociaux avec le respect de la liberté individuelle rebondit souvent dans les communications. Ainsi Bertier veut-il faire la démonstration que, tout comme l'éducation n'est pas libératrice en soi, la cité n'est pas assurée d'accomplir cette liberté, car ‘« Une société n'a de bonté, et de beauté que si elle concilie le maximum d'ordre avec le maximum de liberté »’ 623. Et si la société participe à cette libération, c'est à la condition de respecter les individualités, de n'imposer aucune unicité et encore moins un seul idéal. Le grand risque pour la liberté est bien là, dans la volonté d'uniformisation des « états qui asservissent »624, ceux qui comptent sur le travail pour assurer le progrès matériel, car ‘« Le progrès matériel n'est pas une excuse à un tel asservissement »’ 625. On ne peut être plus allusif, et même si Bertier ne fait pas mention des pays à régime communiste, il ne manque pas de citer les pays où, selon lui, la véritable liberté individuelle est sauvegardée : la France, la Suisse, la Belgique et l'Angleterre626.

Mais dire que la liberté est intérieure constitue peut-être une échappatoire aux problèmes de divisions politiques qui menacent d'éclater. Dès son origine, l'Education nouvelle n'avait-elle pas une "prétention politique" de transformation sociale ? Un objectif à dimension politique que certains trouvent inconciliable avec ce qui fait un projet éducatif.

Notes
618.

« L'éducation du caractère moral », P.E.N., n°86, mars 1933, p. 66.

619.

Id., p. 65.

620.

« La contribution d'une conception religieuse pour l'éducation du caractère moral », congrès de Cheltenham, P.E.N., n°122, novembre 1936, p. 266.

621.

Docteur polonais, il était membre du comité organisateur du sixième congrès international d'Education morale de Cracovie en 1934.

622.

« Quelques remarques sur la science de l'éducation », P.E.N., n°86, mars 1933, p. 69.

623.

« Allocution de M. Georges Bertier », P.E.N., n°121, octobre 1936, p. 240.

624.

Id., p. 243.

625.

Ibid.

626.

Ibid.