3. La question de l'unité

Un autre sujet sur lequel les intervenants à Nice tombent tous d'accord est celui de réaliser l'unité entre les hommes. Il n'est pas question de discuter l'unité, elle est nécessaire, le monde manque tant de solidarité. Il est cependant un point qui fait la différence entre "psychopédagogues" et "sociopédagogues", celui de déterminer comment réaliser cette unité.

Pour Ferrière à Nice, c'est la raison, celle de Kant, bien plus que la science ou le savoir, celui de Platon, qui universalise et consacre l'unité des hommes entre eux. Une universalité qui ne trouve pas d'explication sociale, qui n'a pas sa source dans la société, il est du devoir de chacun de participer à l'universalité humaine en réalisant son unité personnelle. ‘« Tout homme réalise son unité en partant de ses instincts et de ses tendances (...) en se conformant à la Raison, expression de la vérité universelle, en adaptant sa raison à la Raison »’ 638. D'ailleurs, tout tend à démontrer que le solidarisme est l'aboutissement de toutes les histoires humaines, l'histoire de l'humanité, le développement de l'enfant, ou encore l'histoire de l'Ecole. Parvenir à cette centration, à cette unité intérieure constitue le préalable à la réalisation de l'unité entre les hommes. Individualisme et solidarisme ne sont ni des notions ni des états antithétiques, c'est un faux problème que de vouloir les opposer.

En 1939, dans une allocution qui était prévue pour le congrès de Paris, Ferrière renoue avec ce thème : ‘« une des difficultés majeures du problème de l'éducation réside dans le conflit toujours renouvelé entre l'épanouissement de l'individu et la conservation de la société »’ 639. Et comme en réponse à cette remarque, Freinet écrit de son côté que l'introduction des principes démocratiques à l'école suppose ‘« Une reconsidération du problème éducatif qui ne sera plus centré seulement sur l'individu, mais sur l'individu au sein de la communauté »’ 640. Ces deux interventions juxtaposées dans la revue sont paradoxalement symboliques de l'éloignement qui sépare la position psychologique de la position sociologique dans l'Education nouvelle.

Si on se cantonne aux simples considérations pratiques, aux méthodes préconisées par le mouvement, on ne trouve guère de différences entre elles. Ainsi Ferrière et Freinet tiennent l'un comme l'autre à faire la distinction entre la licence et la véritable liberté. La différence ne se situe pas au niveau des pratiques de cette liberté, qu'il s'agisse d' « Autonomie des écoliers »641 pour Ferrière, ou de « self-Gouverment »642 pour Freinet, les procédés sont similaires. En réalité, la rupture s'opère non dans la "façon d'être" de cette liberté mais dans sa "raison d'être". Et c'est bien leurs positions opposées sur l'enfant, sur sa nature, qui font la différence. Pour Ferrière, ‘« là où il y a, chez les adultes, intuition saine du bien de l'enfant, intuition de préférence complétée par la connaissance de la psychologie du subconscient et par les lois de la psychologie génétique, une autorité naturelle s'établit »’ 643, il suffit alors d'adapter la liberté des enfants à ‘« la discrimination des types psychologiques »’ 644. La solution au problème de la liberté est, au contraire pour Freinet, dans l'introduction à l'école des principes démocratiques, une orientation sociale qu'il se réjouit de voir adoptée par la Ligue : ‘« C'est la première fois peut-être qu'un grand congrès d'éducation645 sort des nuages de la pédagogie pure pour aborder les problèmes scabreux et si controversés de la nouvelle pédagogie sociale »’ 646. Freinet ne nie pas qu'un choix politique le guide quand il parle d'accorder la liberté démocratique aux enfants, celle qui est ‘« tempérée et conditionnée par la communauté »’ 647, car ‘« Nous n'avons pas l'habitude, on le sait, de séparer le devenir pédagogique de toutes les considérations sociales ou politiques qui le conditionnent »’ 648.

Une volonté de transformation sociale qui va jusqu'au choix d'un type de société précis n'est pas pour inquiéter Freinet et, cela motive même toute l'action pédagogique, car il n'y a pas d'autre moyen pour lui que de rendre ‘« l'école au peuple pour la libération de ses enfants et de ce peuple »’ 649. Son ambition, on le sait, est dans la réalisation d'une Ecole populaire : ‘« Notre oeuvre est la réalisation pratique dans les classes populaires des théories de nos maîtres en pédagogie ; elle est comme la matérialisation et la divulgation des efforts de la Ligue, elle est la première réalisation systématique qui jette enfin un pont entre les théoriciens et les praticiens »’ 650. Il ne voit pas de différence entre ce qu'il a pratiquement réalisé et ce qu'ont théoriquement élaboré de grands pédagogues comme Bovet, Claparède, Decroly ou Maria Montessori. Mais il est temps à présent, grand temps de passer aux réalisations concrètes dans les écoles publiques !

Notes
638.

« Comment tenir compte des aptitudes du maître à l'école », P.E.N., n°82, novembre 1932, p. 270.

639.

« Nouvelles considérations sur l'autonomie des écoliers », P.E.N., n°150, novembre-décembre 1939, p. 242.

640.

« L'Ecole et l'idéal démocratique », P.E.N., n°150, novembre-décembre 1939, p. 245.

641.

« Nouvelles considérations sur l'autonomie des écoliers », art. cit., p. 242.

642.

« L'Ecole et l'idéal démocratique », art. cit., p. 244.

643.

« Nouvelles considérations sur l'autonomie des écoliers », art. cit., p. 242.

644.

Id., p. 243.

645.

Il s'agit du congrès de Paris qui a dû être annulé.

646.

« L'Ecole et l'idéal démocratique », art. cit., p. 245.

647.

Id., p. 244.

648.

Id., p. 245.

649.

« L'imprimerie à l'école », art. cit., p. 253.

650.

Ibid.