Une démocratie perfectible

Si le fascisme est à combattre, le socialisme devient peu à peu l'exemple à suivre. Dès lors, comment l'Education nouvelle peut-elle parvenir à essayer de sauver la neutralité politique qu'elle revendique depuis sa fondation à Calais ? La tentative de Katzaroff est de ne pas refuser la démocratie au nom d'une neutralité politique convenue - tous s'accordent d'ailleurs à en reconnaître la valeur - mais d'en repréciser la définition.

En 1939, Katzaroff ne remet pas en question l'idée de faire de l'éducation le moyen de ‘« réaliser et d'assurer la démocratie »’ 683 mais il trouve nécessaire de savoir ‘« à quel point il est légitime de fusionner éducation sociale et éducation démocratique »’ 684. L'éducation doit-elle être ‘« la servante ou le guide de la vie sociale »’ 685 ? S'il est vrai que le « social » s'impose, il demeure que ‘« La démocratie n'est qu'une des formes du social, de cette conciliation entre l'individu et le groupe »’ 686. Une démocratie idéale dans la conception de Katzaroff serait celle d'un état social qui évoluerait vers ‘« une fusion complète »’ 687. Ces bases théoriques posées, il apparaît alors possible de fusionner éducation sociale et éducation démocratique. Il n'y a plus à s'interroger devant la part d'orientation qui existe dans l'éducation sociale si on accepte l'idée que la démocratie est une forme non figée du social, qui tend sans cesse vers sa perfection : ‘« Tout endoctrinement par l'éducation est exclu par définition de la démocratie »’ 688. A cette condition le risque d'adaptation forcée n'existe pas pour l'enfant car ‘« l'individu en formation (...) inclinera inévitablement et par instinct de conservation du côté de la démocratie »’ 689.

Si la démocratie doit s'imposer, c'est ‘« inévitablement et par instinct »’... Katzaroff réintroduit ici la notion d'instinct dans la thèse qu'il développe et c'est alors la nature qui reprend le dernier mot. L'Education nouvelle n'a pas à se préoccuper de l'instauration de la démocratie, puisqu'elle est dans la logique d'une éducation bien pensée. Au congrès de Cheltenham, Katzaroff disait déjà sa confiance dans les effets bénéfiques de l'éducation d'un enfant qui, s'il a grandi dans ‘« l'esprit du bien et de l'amour »’, aura forcément des ‘« idées démocratiques »’ 690. Et c'est ce qui le conforte dans une conviction qu'il a souvent exprimée : ‘« l'éducation doit être libérée de toute influence politique »’ 691. Ce qui "sauve" à ses yeux l'Education nouvelle de l'endoctrinement politique est moins la volonté d'assurer la démocratie par l'éducation que l'espoir de préparer un avenir démocratique aux nations qui éduqueront leurs enfants selon ses principes. La démocratie est la conséquence "logique" de la diffusion de l'esprit de l'Education nouvelle dans la société.

L'éducation est à ce point bonne en elle-même qu'elle se fait « guide de la vie »692, elle a une « fonction progressive » qui l'autorise à ‘« indiquer clairement et constamment ce qu'on peut et ce qu'on doit faire de mieux »’ 693. L'éducation est un système de perfectionnement social. Elle n'est donc pas au service de l'édification d'un type de société, démocratique ou autre. C'est à cet endroit que Katzaroff sollicitait à Locarno la foi du maître en l'enfant, dans ses ‘« possibilités infinies de développement cachées dans sa nature »’ 694. Katzaroff ne se départit pas d'un optimisme résolu, d'une confiance en l'homme et en son éducation absolument inébranlable. On sait que les sociopédagogues manifestent aussi cette foi en l'homme, mais dans une optique quelque peu différente puisqu'elle sert de fondement au postulat démocratique. Dans son allocution prévue pour le congrès de Paris, Katzaroff a peut-être essayé de nuancer la revendication assez unanime de placer l'édification de la démocratie comme finalité pour l'Education nouvelle.

A Elseneur, Katzaroff insistait sur la nécessaire dimension spirituelle de l'éducation. C'est une conviction qui, on le sait, est représentative de celle de la majorité des pionniers et "psychopédagogues" de la Ligue. Qu'elle se réalise par l'intermédiaire du milieu ou du maître, il s'agit toujours d'assurer le développement spirituel de l'enfant695. Cependant, maintenir l'éducation dans la sphère de la spiritualisation, n'est-ce pas d'une certaine manière refuser d'essayer d'en connaître les mécanismes ? C'est sans doute un des points de mésentente qui fut à l'origine de la séparation entre ceux que nous avons appelés les "psychopédagogues" d'une part et les "sociopédagogues" d'autre part. Bien que tous se souciaient d'asseoir l'éducation sur des bases scientifiques, il n'en reste pas moins que les psychopédagogues avaient à coeur de lui sauvegarder une part spirituelle et même mystique, tandis que les sociopédagogues tenaient avec insistance à ramener l'éducation dans la réalité matérielle.

Le pas est franchi, autant les psychopédagogues se refusaient à poser un contour sur l'enfant à éduquer, autant les tenants de la branche adverse n'hésitent pas à dire ce qu'ils attendent de l'enfant. Le choix de valeurs si difficile à poser dans les premiers temps de la Ligue devient à partir de 1932 de plus en plus discernable, dans la nécessité d'un projet sociopolitique, et de plus en plus attribuable, en particulier au groupe des Français qui a repris la diffusion de la revue à partir de cette date.

Le problème du choix des finalités éducatives est loin d'être résolu dans la Ligue. Il n'est pas si facile de croire que l'intérêt particulier rejoindra "naturellement" l'intérêt général par une réforme de l'enseignement qui prépare le terrain social de la démocratie future. En 1946, au cours du dernier congrès à dimension internationale relaté dans Pour l'ère nouvelle, les débats continuent de s'alimenter à cette source. Cette question ne sera pas la seule à perdurer dans la Ligue : au cours de ce dernier congrès, les pédagogues renouent avec une discussion qui avait éclaté au congrès de Cheltenham, celle de la place de la religion en éducation, un sujet qui souleva d'inévitables antagonismes.

Notes
683.

« Préparation sociale des maîtres », P.E.N., n°150, novembre-décembre 1939, p. 234.

684.

Ibid.

685.

Ibid.

686.

Id., p. 235.

687.

Ibid.

688.

Ibid.

689.

Ibid.

690.

« L'éducation religieuse, facteur d'asservissement ou de liberté », P.E.N., n°122, novembre 1936, p. 265.

691.

Ibid.

692.

« Préparation sociale des maîtres », art. cit., p. 234.

693.

Ibid.

694.

« Qu'entendons-nous par l'éducation nouvelle et comment travaillons-nous pour la développer en Bulgarie », P.E.N., n°32, novembre 1927, p. 253.

695.

« Qualités indispensables au maître », P.E.N., n°55, février 1930, p. 34.