En 1924, Ferrière fait état d'une publication de la Ligue française d'Education morale 710, qu'il considère comme ‘« un écho national du IIIe Congrès international d'Education morale »’ 711 de Genève en 1922. Il y observe un évident déni de la religion porté par des revendications laïques, mais qui cache mal une forme plus discrète mais bien réelle de spiritualisme « nouveau » : ‘« Il est question ici d'éducation laïque, c'est entendu. Il nous sera permis pourtant de dire que nous y découvrons une haute inspiration religieuse, non seulement chez Paul Bureau, catholique, non seulement chez Ferdinand Buisson qui emploie le terme "religieux" dans le sens supra-confessionnel, mais aussi chez les autres conférenciers. Signe des temps. Le vieux matérialisme est bien mort »’ 712.
A cette époque initiale de la Ligue, cette forme de spiritualisme mise en exergue par Ferrière est bienvenue et même revendiquée par le mouvement. Une phrase tirée de Pour l'ère nouvelle décrivant l'ambiance du congrès de Villebon de 1924 est à ce propos particulièrement évocatrice : ‘« la religion de l'art et la religion de la science s'unissant à la religion de l'amour pour glorifier l'Enfance, pour la rendre belle, noble et généreuse et l'amener à servir ce Dieu intérieur qui anime tout homme et qui est tout Harmonie et tout Amour ! »’ 713. Ce spiritualisme s'appuie sur l'idée de favoriser par l'éducation la suprématie de l'esprit, c'est-à-dire l'unité totale, l'harmonie en l'homme et entre les hommes, la fusion de l'un et du multiple, comme aime à le répéter Ferrière. Mais de quel esprit s'agit-il exactement ? Une sagesse d'ordre philosophique ou une rationalité scientifique ? Ou encore un mysticisme religieux ? Ferrière ne choisit pas, il laisse planer l'équivoque, ce qui compte c'est de préserver l'unité.
Mais il ne faut pas oublier que la Ligue se défend de toute appartenance religieuse ou politique, et bien que la revue du mouvement ne présente pas d'attitude confessionnelle, Ferrière pense qu'elle est en droit de s'intéresser à la psychologie religieuse que Bovet présente dans son ouvrage de 1925, Le sentiment religieux et la psychologie de l'enfant, puisque celui-ci se place du point de vue, intrinsèquement neutre, de la psychologie génétique. Autrement dit la science (psychologique) préserve la neutralité de principe de la Ligue. Ce qui n'empêche pas Ferrière de manifester son option en faveur du spiritualisme, ainsi dit-il avoir apprécié chez Bovet ‘« l'attitude toute de noblesse morale et de haute tolérance d'un savant qui est en même temps un esprit religieux. A une certaine altitude spirituelle, le conflit entre la science et la foi n'existe plus. Science et foi deviennent complémentaires l'une de l'autre »’ 714. On peut constater ici combien le spiritualisme dont parle Ferrière comporte une importante dimension religieuse.
A force de vouloir défendre l'unité spirituelle par l'Education nouvelle, Ferrière en arrive à trouver des points de convergences avec certains de ses détracteurs. Il fera ainsi la démonstration en 1927 que ‘« M. Dévaud est un grand défenseur de l'Ecole active »’ 715. Il retrouve chez Dévaud le credo spiritualiste qui lui tient à coeur : ‘« M. Dévaud nous rappelle qu'il y a, dans le monde, des philosophes matérialistes auxquels il aurait fallu opposer notre foi commune en la suprématie de l'esprit sur la matière »’ 716. Mais précise Ferrière, l'auteur se place d'un point de vue métaphysique, et sur ce point l'Education nouvelle ne peut le suivre... Un peu plus tard, l'Education nouvelle reçoit la critique d'un autre prêtre catholique, le Père Varkonyi. Celui-ci, tout en appréciant l'oeuvre majeure de Ferrière, Le progrès spirituel, qu'il considère comme ‘« la profession de foi théorique de l'Ecole nouvelle », une « foi enthousiaste en la nature humaine »’ 717, émet cependant certaines réserves sur le naturalisme de ses doctrines. Ferrière admire cette position du Père Varkonyi, ces réserves bien naturelles chez un prêtre catholique dont l'option métaphysique l'empêche d'accepter une éducation détachée de ‘« l'énoncé du dogme catholique »’ 718. Car le risque demeure constant de sombrer dans la métaphysique...
Mais cette position demeure paradoxale chez un pédagogue qui signifie souvent par "esprit", l'expression ou la manifestation de Dieu en l'enfant, et qui de plus reconnaît à l'éducation un caractère religieux. D'autant plus qu'un numéro de Pour l'ère nouvelle paru juste après le congrès d'Elseneur de 1929, consacre quelques pages à une information bibliographique sur l'éducation religieuse. Comment justifier ce choix ? Ferrière s'y emploie. Cela importe peu, dit-il, de placer Dieu dans ou hors de l'action éducative, ce qui compte est de savoir ce qu'est l'enfant : ‘« Que votre but ultime soit de diriger l'enfant selon la sagesse du Dieu auquel vous croyez, ou selon celle de l'Humanité, si votre terminologie écarte le nom de Dieu, une chose demeure : pour diriger, il faut savoir. Savoir ce qui est, savoir ce qui devient, savoir orienter - ex ducere - l'être en devenir »’ 719. Seule compte la domination des forces matérielles par les forces de l'esprit. Et finalement, plus que la métaphysique, c'est le matérialisme qui est à craindre. Et, c'est presque logiquement que la revue publie en 1931, un article informatif sur les méthodes d'éducation dans certaines écoles catholiques africaines. Dans ces écoles, l'éducation morale est liée à l'éducation religieuse, et ce qui commande la préférence pour le bien est la croyance en un Dieu personnel. Telle est la spécificité de ces écoles dont les éducateurs ‘« entendent fonder cette éducation sur de solides convictions religieuses »’ 720.
En 1932, lors du congrès de Nice, dans un article où il décrit le cosmopolitisme de la foule des participants, Ferrière regrette de devoir constater ‘« qu'on n'arrive pas toujours à des échanges fructueux »’ 721. La diversité des langues expliquerait pourquoi l'unité du dialogue ne s'est pas réalisée722. Mais, ajoute Ferrière, ce rapprochement des peuples a surtout mis en relief leurs contrastes et leur ignorance sur certains points et notamment la religion qui, pour les Français, est plus souvent synonyme de "catholicisme". ‘« Est-on pour ou contre le catholicisme, on se croit pour ou contre la religion ! »’ 723. Parallèlement, il s'interroge sur l'aptitude du communisme à ‘« reconnaître que son Plan Quinquennal est simpliste »’ 724. En relevant, dans un congrès international destiné à l'éducation, des divergences de position sur la religion ou sur la politique, Ferrière ne fait-il pas la démonstration que la vérité en ce domaine n'appartient ni aux croyances religieuses, ni aux systèmes politiques, tant sont diversifiées et inconciliables les positions des participants au congrès de Nice ? Il maintient ce qu'il déclare depuis l'origine du mouvement : la vérité appartient aux types psychologiques. La seule universalité est dans la foi en l'Esprit qui se manifeste dans chaque individu, selon son type. Il faut ‘« Donner à l'enfance la possibilité de vivre, oui, de vivre pleinement, d'emplir ses poumons, d'aspirer le soleil. De s'élever. De la terre au ciel. Du soleil de Nice au soleil de l'esprit »’ 725.
L'évolution des conceptions spiritualistes de Ferrière est particulièrement évocatrice de la difficulté à cerner la notion "d'esprit" que plus d'un utilise ou défend lors des rencontres internationales. Sous la plume de Ferrière, l'esprit peut tout à la fois représenter l'unité caractéristique de la Ligue, le potentiel à épanouir en l'enfant, ou encore la manifestation de Dieu. Mais il reste que défendre des positions à la fois spiritualistes et scientifiques tient de la gageure et Ferrière ne parvient pas comme il le souhaite à se distancer complètement de la métaphysique.
Ligue française d'Education morale, Les problèmes pratiques de la pédagogie morale positive, conférences de MM. Belot, Buisson, Bureau, de Massy, Mossé, Parodi, Régnier et Mme Eugène Simon, Paris, Nathan, 1924.
« Livres et revues », P.E.N., n°11, juillet 1924, p. 52.
Ibid.
« La "semaine de Villebon" », P.E.N., n°13, hors série, 1924, p. 2.
« Livres et revues », P.E.N., n°18, janvier 1926, p.13.
« Une polémique à propos de l'Ecole active », P.E.N., n°26, mars 1927, p. 60.
Id., p. 59.
« "Le progrès spirituel" jugé par Hildebrand Varkonyi », P.E.N., n°47, mai 1929, p. 87.
Ibid.
« Livres et revues », P.E.N., n°50, septembre 1929, p. 198.
« Afrique occidentale et centrale. Notes sur les méthodes d'éducation dans quelques écoles catholiques », P.E.N., n°68, juin 1931, p. 131.
« En marge du congrès », congrès de Nice, P.E.N., n°81, octobre 1932, p. 235.
On sait que le congrès de Nice a connu des divergences qui ne tiennent pas seulement à des problèmes de communication linguistique.
« En marge du congrès », art. cit., p. 236.
Ibid.
Id., p. 237.