3. La perspective religieuse

A l'issue des débats houleux sur la question de l'éducation religieuse à Cheltenham en 1936, Béatrice Ensor tentera d'expliquer pourquoi deux positions opposées y sont apparues. C'est que ‘« deux interprétations très différentes de la religion entrent ici en conflit »’ 726. Deux interprétations qui prennent leurs sources dans deux conceptions opposées de Dieu : le Dieu immanent et le Dieu transcendant. Mais une telle interprétation ne démontre-t-elle pas en même temps la reconnaissance implicite de Dieu, quelle que soit la position adoptée ? La position athée n'est pas envisagée par Béatrice Ensor. Il est vrai que jusqu'au congrès de Cheltenham, la Ligue ne s'est jamais vraiment manifestée contre l'existence de Dieu, mais elle passera progressivement d'une neutralité de principe à une laïcité obligée.

Si l'homme doit désormais faire face aux ‘« innombrables conflits moraux entre sa nature et son esprit »’ qui ont créé en lui une véritable antinomie, il reste qu' ‘« Une perspective nouvelle peut s'ouvrir (...), c'est la perspective religieuse »’ 727. Comme nous le savons déjà, Ghidionescu reprend l'idée d'une éducation du caractère moral chez Herbart mais en l'ouvrant sur cette « perspective nouvelle » que représente la religion. De nos jours, constate-t-il, c'est à l'histoire, la sociologie, l'éthique ou la psychologie qu'il convient de faire appel. Au nom de la rationalité, on réfute toute métaphysique et toute religion. Et même si des sociologues, tels que Durkheim, ou des psychologues, tels que James, ont pu démontrer ‘« le relativisme de l'intuition religieuse », cela « n'enlève rien à la réalité de cette nouvelle valeur »’ 728 que constitue la perspective religieuse. Ce qui est bon dans la religion et qui caractérise toute religion ne réside ni dans les rites, ni dans les croyances mais dans l'acte de foi en un idéal. Une conception toute différente de celle de Durkheim qui ne plaçait pas l'autonomie de la volonté dans la foi en elle-même, mais dans la direction de l'homme en faveur d'un idéal, la société. Cette « volonté de croire », parce qu'elle est ‘« un acte qui relève de ’ ‘la foi’ ‘ et non de la nécessité du mécanisme social »’ 729 est également le signe du caractère moral. Selon Ghidionescu, qu'on le veuille ou non, ‘« Cette ’ ‘volonté de croire’ ‘ est d'ordre religieux »’ 730 et constitue ‘« la seule valeur qui doive devenir la fin de l'éducation »’ 731. Et personne ne peut être empêché d'ajouter le facteur religieux au facteur moral.

Selon le philosophe oriental Radhakrishnan, le communisme doit son extension au vide spirituel provoqué par ‘« un vaste positivisme scientifique (qui) nous submerge »’ 732. L'homme ne comprend plus pourquoi il vit, et dans cette ignorance il est devenu très réceptif au message des communistes que Radhakrishnan résume ainsi : ‘« Nous rendrons ta vie noble et nous lui donnerons un sens. Nous allons te montrer un but social qui t'apportera la paix intérieure et conférera une signification à ton existence »’ 733. L'homme ne se limite pas à son être physique et intellectuel, ‘« il y a en réalité en chacun de nous un élément qui l'unit au monde entier »’ 734. Cette réalité porte un nom, la « liberté spirituelle », celle qui se manifeste chez tous ‘« les grands esprits religieux (qui) ont transcendé les conceptions nationalistes étroites et se sont considérés non pas comme les sujets d'un royaume terrestre, mais comme les sujets du royaume de Dieu »’ 735. C'est pourquoi Radhakrishnan revendique une place toute particulière pour la religion, elle ne se confond ni avec l'intellect, ni avec l'esthétique, ni avec la morale (autrement dit le vrai, le beau, le bien), mais elle ‘« englobe tous les domaines et les déplace sur un plan supérieur »’ 736. Il revendique également une nécessaire éducation religieuse qui sache établir une différence entre l'instruction religieuse ou ‘« communication d'informations et d'idées ayant trait à Dieu »’, et la pratique religieuse ou ‘« établissement d'habitudes »’ 737.

Pour Bertier, comme nous le savons, la vie religieuse, et les moyens qu'elle emploie, ont toujours été les leviers efficaces d'une éducation morale. La religion chrétienne appelle chacun à un dépassement qui renforce la moralité en lui-même. Un athée aura donc plus de difficulté qu'un chrétien à devenir moral. Il n'en faut pas plus à Ghidionescu pour proposer à la suite de Bertier l'introduction généralisée à l'école de l'éducation religieuse en plus de l'éducation morale. Il explique que ‘« Pour certaines personnes, ce conflit incessant dont l'âme est le théâtre, entre les forces de la nature et les forces de l'esprit ne peut être résolu qu'en faisant appel à quelque chose ou à quelqu'un qui est au delà d'eux et qu'ils nomment Dieu »’ 738. Et cela justifie à ses yeux l'introduction de la religion à l'école. Mais ne donne-t-il pas aussi une définition de la morale quand il parle de ‘« conflit incessant »’ entre des forces opposées ? Les ‘« forces de la nature »’ apparaissent être "le mal", c'est-à-dire ce qui ne doit pas être ou ce contre quoi il faut lutter, et ‘« les forces de l'esprit »’, ce qui doit être vivifié. On retrouve ici l'opposition souvent relevée entre matérialisme et spiritualisme, et les divergences apparues entre les "matérialistes" de l'Education nouvelle, à qui on reprochait de manquer de hauteur et d'idéal et les "spiritualistes" qui se voyaient qualifiés de rêveurs durant le congrès de Nice...

Si Katzaroff admet avec Bovet que la religion peut asservir l'homme par le conformisme qu'elle induit dans les rituels de ses pratiques, elle représente néanmoins et avant tout une ‘« tendance instinctive vers la perfection »’ 739. La religion possède des racines naturelles en l'homme, et qui veut respecter la nature en lui, se doit impérativement de se mettre à l'écoute de cette force spirituelle, de cet appel en lui. Ce perfectionnement dont parle Katzaroff a tout d'un ennoblissement moral, dont la religion serait le moyen de réalisation. Car il n'y a pas pour Katzaroff d'opposition entre morale et liberté, au contraire la religion permet de réaliser ‘« la plus grande intégration de notre personnalité »’ 740. Morale et religion ont en commun la loi majeure de l'obéissance à l'amour, la seule loi qui puisse libérer puisque  ‘« on transfère ainsi Dieu et son rayonnement en soi-même »’ 741.

‘« En soumettant notre volonté à cette volonté supérieure avec laquelle nous nous identifions, nous réalisons de la manière la plus parfaite, et il me semble, la plus naturelle, la synthèse de la double tendance de l'être humain, tendance vers la liberté et tendance, en même temps, à l'obéissance »’ 742. Une synthèse qui réglera tout naturellement ‘« la plus terrible des antithèses, l'opposition entre moi et autrui, entre l'individu et la société »’ 743. Tout dilemme entre liberté et obéissance est désormais caduque, le bien-fondé de la religion ne s'engloutit pas dans une incontournable soumission, et la question de l'asservissement ou de la libération par l'éducation religieuse perd alors son fondement. En posant que la religion est une réponse à l'aspiration de notre nature spirituelle, Katzaroff établit le non-sens du dilemme religion-liberté, ce qui a pour effet de rejaillir sur sa conception d'une éducation religieuse, c'est-à-dire la ‘« pénétration de l'enseignement et de l'éducation tout entière par un esprit religieux »’ 744, qui exige que ‘« les adultes qui entourent les enfants vivent eux-mêmes d'une vie religieuse »’ 745, ce sur quoi il s'accorde pleinement avec Bovet.

Cependant, les positions sur la religion de Bovet et Bertier d'une part, de Katzaroff et Ghiodionescu d'autre part ne sont pas assimilables les unes avec les autres. Les premiers manifestent un véritable acte de foi religieuse en Dieu ; tandis que les seconds expriment leur foi en l'unique loi du progrès, en la suprématie de l'esprit, qui peut être un idéal, et qui pousse l'homme à se dépasser. Mais les uns comme les autres veulent faire de cet acte de foi en Dieu, ou de ce sentiment d'une transcendance, la source même de la moralité, le fondement de l'éducation morale.

Notes
726.

« La religion, facteur de libération », congrès de Cheltenham, in W. Rawson, A la recherche de la liberté, Paris, Fustier, 1938, p. 63.

727.

V. Ghidionescu, « La contribution d'une conception religieuse pour l'éducation du caractère moral », congrès de Cheltenham, P.E.N., n°122, novembre 1936, p. 267.

728.

Ibid.

729.

Id., p. 268.

730.

Ibid.

731.

Id., p. 269.

732.

« La religion, facteur de libération », congrès de Cheltenham, in W. Rawson, op. cit., p. 50.

733.

Ibid.

734.

Id., p. 51.

735.

Id., p. 52.

736.

Id., p. 54.

737.

Id., p. 53.

738.

Id., p. 60.

739.

« L'éducation religieuse, facteur d'asservissement ou de libération », congrès de Cheltenham, P.E.N., n°122, novembre 1936, p. 264.

740.

Ibid.

741.

Id., p. 265.

742.

Id., p. 264.

743.

Ibid.

744.

Id., p. 265.

745.

Ibid..