L'éducation pacifique, sommet de l'éducation

L'instinct combatif n'est pas bon en soi, il peut tout autant servir les fins militaires d'un Etat en guerre que des fins pacifiques. Tout dépend de l'orientation que prendra l'éducation civique, une éducation militaire dans le premier cas, une éducation morale dans le second : ‘« Parfois ce souci de la guerre domine à tel point l'esprit d'une collectivité que le problème de l'éducation civique tout entier se réduit à celui de l'éducation militaire. Parfois au contraire l'idée de la guerre est si éloignée qu'éducation civique et éducation morale se confondent »’ 776. Une éducation militaire se borne à canaliser l'instinct combatif des individus, en aucun cas elle ne fait appel à leur libre volonté. ‘« La discipline militaire risque, plus qu'une autre, d'être obtenue sans cet assentiment intérieur du sujet - de rester par conséquent tout à fait étrangère à l'éducation morale »’ 777. L'éducation militaire est étrangère à l'éducation morale parce qu'elle ne fait appel qu'à l'obéissance.

En 1927 à Prague, Pierre Bovet préside une conférence internationale dont le thème est « La paix à l'école », et qui est due à l'initiative du Bureau International d'Education (B.I.E.). Elle sera amplement annoncée et commentée dans les colonnes du Bulletin du Bureau International d'Education, contenu dans les pages de Pour l'ère nouvelle 778. C'est donc un sujet doublement important pour Bovet, il s'en explique d'ailleurs dans son intervention à Prague. L'éducation pacifique résume à elle seule toute l'éducation : ‘« Ainsi l'éducation pour la paix m'apparaît supposer et impliquer à la fois l'éducation morale (la lutte contre le mal), l'éducation sociale (une initiation à la solidarité), l'éducation religieuse (une connaissance plus haute du Père céleste et de la famille humaine). C'est dire que ses perspectives sont immenses »’ 779.

L'éducation pacifiste, telle que Bovet la présente une année plus tard dans L'instinct combatif, vise à ‘« élever (l'enfant) en vue d'une société future que l'on espère, de préparer un état de choses meilleur »’ 780, alors qu'une éducation militaire ou une éducation morale et civique ne visent qu'à adapter l'individu à la société actuelle, en temps de guerre dans le premier cas, en temps de paix dans le second. L'éducation pacifique, pour Bovet, dépasse et résume toutes les autres formes d'éducation, ‘« l'éducation dominée par l'idéal de la paix entre les Etats n'est pas autre chose que l'éducation morale, civique et humaine de l'individu tout entier »’ 781. Si le souci d'une éducation pacifique est né de circonstances politiques créées par la démocratie et du remplacement conséquent de l'éducation des princes par une éducation des peuples, ‘« le programme de l'éducation pacifiste englobe nécessairement un programme d'éducation démocratique »’ 782, autrement dit un programme d'éducation politique. Mais cela ne suffit pas, il faut y ajouter ‘« un programme d'éducation morale intégrale, favorisant l'altération des formes dangereuses de l'instinct combatif en tendances inoffensives (sports), sociales (service civique et chevaleresque), ou morales (vertus monacales et héroïques), ou l'absorption totale dans l'instinct de l'amour sublimé (conversion religieuse) »’ 783.

La phrase conclusive de L'instinct combatif rappelle combien dans la conception de Bovet toute l'éducation est une entreprise de portée spirituelle et même métaphysique. Dans une thèse qu'il consacre à Bovet, Jean-Michel Martin ajoute que Bovet montre un certain « optimisme spiritualiste »784, qui le maintient plus dans la métaphysique que dans la pédagogie785. De plus, il observe dans ses positions une oscillation perceptible entre « élitisme éclairé » et « démocratisme prudent »786, et même si sa pédagogie « se veut démocratique », son ouvrage intéresse en priorité une « élite éclairée »787. Et cela lui a valu des réactions mitigées lors de la parution de son ouvrage.

L'instinct combatif fait partie de la nature humaine, et évolue suivant un double aspect, psychologique et individuel, sociologique et collectif, tel est l'apport majeur de L'instinct combatif. Et comme Martin le remarque, Bovet fait preuve dans cet ouvrage d'une redondance qui cache mal une hypothèse relativement simple (« l'agressivité appartient à la nature même de l'individu, et elle se manifeste diversement aux différents âges de l'individu et de l'espèce, en se sublimant »)788, quand il évite d'aborder ce problème en parlant de l'inné et de l'acquis, ce qui aurait peut-être permis d'aller plus loin789. Pourquoi ces répétitions ? Pourquoi cette réserve ? La réponse appartient peut-être à la conclusion de Jean-Michel Martin : Bovet hérite de plusieurs courants de pensée dont il joue plus le rôle de vulgarisateur que de chef de file, il ne s'engage ni sur le plan religieux, ni sur le plan social ou politique. C'est une « homme du seuil »790...

Notes
776.

L'instinct combatif, op. cit., 1928, p. 214.

777.

Id., p. 236.

778.

Jusqu'en juin 1929, date à partir de laquelle le Bulletin du B.I.E. quitte les colonnes de la revue, une rubrique intitulée « L'éducation en vue de la paix » tient le lecteur informé des dernières avancées dans ce domaine.

779.

P. Bovet, La paix par l'école. Travaux de la conférence internationale, op. cit., p. 38.

780.

L'instinct combatif, op. cit., 1928, p. 258.

781.

Id., p. 271.

782.

Id., p. 274.

783.

Id., p. 280.

784.

J.-M. Martin, Pierre Bovet, l'homme du seuil : Sa position par rapport à la pédagogie, à la psychanalyse et à la psychologie religieuse, Thèse de doctorat, op. cit., p. 178, note 193.

785.

Id., p. 178, note 194.

786.

Id., p. 178, note 192.

787.

Id., p. 178, note 197.

788.

Id., p. 128.

789.

Id., p. 178, note 196.

790.

Mais peut-être que sa discrétion dans le domaine politico-social ou religieux a permis à Bovet d'être le pédagogue qu'il avait choisi d'être...