L'exemple

Ce qui distingue l'instinct combatif de l'expérience religieuse réside en partie dans l'origine de l'instinct combatif, qui est interne à l'homme, qui fait partie de sa nature, tandis que l'expérience religieuse trouve sa ‘« source première dans l'amour filial »’ 818, dans l'appel d'une personne aimée et admirée, dans une action extérieure du milieu.

Une action du milieu sur l'instinct combatif de l'enfant est néanmoins possible. Pour Bovet, elle s'exerce de deux manières : par l'exemple et par l'éducation. ‘« L'exemple, c'est la stimulation involontaire à l'imitation. L'éducation, c'est la provocation consciente et voulue »’ 819. Ce thème de l'exemple est central, Bovet le reprendra à plusieurs reprises dans son intervention à Cheltenham, comme il le fait aussi dans Le sentiment religieux et la psychologie de l'enfant. La différence radicale entre l'exemple et l'éducation se situe au niveau de la personne qui incarne l'exemple ou de la personne de l'éducateur, ainsi peut-on servir d'exemple malgré soi, sans le vouloir, mais on n'éduque pas sans l'intention volontaire d'éduquer.

Le développement du sentiment religieux chez l'enfant repose sur le transfert du sentiment que l'enfant éprouve pour son père vers Dieu ; c'est là, selon Bovet, la ‘« première manifestation du sentiment religieux »’ 820. La transformation d'un amour filial en un amour divin. Toute sa conception de la religion est imprégnée de cette idée d'une transformation du sentiment d'amour filial en un amour divin. Et si on compare les affirmations de l'enfant et du chrétien, on ne peut que constater une étonnante symétrie : ‘« Là, la religion du petit enfant : "mon père est un Dieu". Ici, la religion du chrétien : "Dieu est mon père". Entre les deux, toute une histoire - ou plutôt deux histoires solidaires l'une de l'autre : celle du sentiment religieux (...), et celle des sentiments filiaux »’ 821. On comprend dès lors la place d'importance que prendra la personne du père comme exemple.

Plus qu'un transfert, ne s'agit-il pas là d'un déplacement non pas d'intérêt mais d'attachement, de la mère vers le père dans un premier temps, puis du père à Dieu dans un second temps et ensuite à l'ensemble des hommes ? Un développement du sentiment de fraternité par transfert d'attachement que certains ont bien expliqué. Ainsi Pestalozzi montre que ‘« c'est parce que le petit frère est aimé lui aussi, par sa mère, qu'il devient pour le grand frère un objet d'amour »’ 822, et le psychanalyste Baudouin confirme que ‘« le sentiment de la fraternité humaine est une conquête religieuse et, par excellence, chrétienne »’ 823. Bovet ne choisit pas au hasard ses "alliés", la voix de Baudouin apparaît pour le moins originale dans le courant psychanalytique en faveur, en face d'une école freudienne qui refuse à la religion tout bénéfice dans l'épanouissement de la personnalité.

Ce sentiment que l'enfant transfère de son père à Dieu, sentiment mêlé d'amour et de crainte envers une personne, porte un nom, le respect. Le respect dont parle Bovet n'est pas le respect dont parle Kant. Dans la conception kantienne, le respect s'attache à la forme impérative de la loi et se dégage de tout attachement trop humain, tandis que pour Bovet, le respect est toujours dépendant de la personne qui le provoque. Mais il ne s'agit pas là du simple respect admiratif en face du prestige social, dont parlent les sociologues, c'est un prestige de la personnalité avant d'être un prestige social. Même si la position génétique qu'adopte Bovet fait du respect un sentiment qui grandit et s'élargit jusqu'au « respect ultime » pour un idéal suprême, il reste que dans son extension, l'exemple y tient une grande place : ‘« Pour ces petits, mettons-nous au service d'un grand idéal. Respectons quelque chose et quelqu'un qu'ils puissent, après nous, respecter. De façon que le respect que nous leur inspirons, bien loin de contrecarrer celui qu'ils ressentiront à leur tour pour un idéal inconditionné, les y prépare au contraire. Soyons nous-mêmes si respectueux de ce qui est souverainement respectable, que nos enfants n'aient point à nous haïr pour devenir disciples du Maître qu'ils choisiront »’ 824. L'enfant se fait le relais du respect de son maître. Ce n'est pas l'objet du respect, l'idéal, qui est transmissible à l'enfant par l'exemple mais le sentiment du respect en lui-même, de la personne qui respecte quelque chose ou quelqu'un.

Notes
818.

L'instinct combatif, op. cit., 1928, note 1, p. 149.

819.

Id., p. 200.

820.

Le sentiment religieux et la psychologie de l'enfant, op. cit., 1951, p. 81.

821.

Id., p. 82.

822.

Id., p. 91.

823.

Ibid.

824.

« Le respect. Essai de psychologie morale » (Appendice), Le sentiment religieux et la psychologie de l'enfant, op. cit., 1925, p. 146.