La consigne

Les meilleurs procédés d'éducation morale sont, pour Bovet, ceux de Baden-Powell. Les jeux à règles auxquels prennent part les boy-scouts comportent des ‘« consignes précises qui sont des ordres ou des défenses formulés en impératifs catégoriques et universels »’ 825. Ces consignes ne seront acceptées par l'enfant que dans la mesure ou celui qui les donne lui inspire à la fois crainte, admiration et affection826, en un mot, le respect : ‘« les consignes, grandes et petites, sont à l'origine d'un sentiment extraordinairement important pour l'éducateur : le sentiment du devoir »’ 827. Les jeux réglés apparaissent donc être un ‘« moyen puissant de canaliser l'instinct combatif »’ 828. Bovet apprécie dans les procédés du scoutisme la façon dont Baden-Powell parvient à mêler le rêve et l'aventure avec la réalité et ses découvertes : ‘« Baden-Powell combine d'une façon très originale l'imagination de Wagner et le souci de Foerster d'ouvrir les yeux des écoliers sur les faits au milieu desquels ils vivent »’ 829.

Bovet a traduit la "Bible" de Baden-Powell, Eclaireurs 830, un livre qui a nourri la pensée de tous ceux qui ont lancé le mouvement des Eclaireurs dans leur pays à partir de la fin de la première guerre. C'est pourquoi, selon Samuel Roller, Bovet peut être considéré comme celui qui a fait pénétrer l'Ecole active dans l'éducation morale831. Les Eclaireurs, c'est la formule morale qu'adopte l'Education nouvelle avec force.

Selon Jean-Michel Martin, la consigne telle que définie par Bovet est une notion-clé pour comprendre son idée du bien et du devoir. La consigne est cet appel intérieur à faire ou ne pas faire quelque chose. Elle comporte toujours deux aspects, le bien et le devoir, qui provoquent deux types d'expérience : l'expérience du devoir (j'ai conscience que je dois) et l'expérience du bien (j'ai l'impression que cela est bien)832. Dans son étude de la consigne, qui est une composition du bien et du devoir, Bovet se demande, d'une part, s'il est possible d'assimiler l'habitude à la consigne, et d'autre part, si l'exemple collectif et les tendances qui en résultent peuvent être à l'origine d'une conscience de devoir. Autrement dit, quelle est la part d'autonomie dans l'obéissance à la consigne ? Quelle est la part de liberté personnelle dans l'obligation morale ? Bovet cherche moins à déterminer l'origine de la moralité qu'à savoir pourquoi un individu sent qu'il ne doit pas faire le mal833. Bovet conclut à une double implication : premièrement le sentiment du devoir implique l'acceptation d'une formule impérative, deuxièmement, la réception d'une consigne implique un rapport de dépendance affective entre le sujet et une ou plusieurs personnes qui la transmettent834. La théorie bovétienne est très proche de la théorie kantienne, ‘« elle met à l'origine du devoir une volonté »’, mais cette volonté est rationnelle et autonome pour Kant alors que pour Bovet elle est hétéronome, c'est la volonté d'autrui835.

Mais cette consigne ne risque-t-elle pas de maintenir l'enfant dans un état sinon d'hétéronomie du moins de dépendance ? Bovet explique que si "j'ai" fait le mal, un sentiment de culpabilité émerge en moi et prend naissance dans un tiraillement à la fois intérieur et extérieur ‘« senti comme conflit intérieur ("Je fais le mal que je ne veux pas faire ; je ne fais pas le bien que je veux ; je sens deux hommes en moi"), et comme conflit extérieur avec l'auteur de la consigne »’ 836. Un conflit entre soi et soi, mais aussi un conflit entre soi et l'auteur de la consigne, et c'est à cet endroit que se situe la dépendance car le conflit extérieur est ressenti comme un désaveu de celui qui a donné la consigne. Dès l'instant où Bovet accomplit une sorte de "personnalisation" de la consigne, le sentiment de devoir qu'elle entraîne ne peut être un sentiment complètement autonome.

Où se situe l'autonomie morale pour Bovet ? Le sentiment de culpabilité a son utilité, surtout précise Bovet dans une optique chrétienne, il permet d'opérer le revirement qui déclenche la demande du pardon. Car, ‘« un éducateur chrétien se gardera toujours d'atténuer le sentiment de culpabilité et de misère qui paraît un prodrome normal, comme une condition nécessaire de la volte-face qui seule vaudra au pécheur la joie du pardon »’ 837. C'est alors qu'avec le sentiment de culpabilité s'ouvre la possibilité d'une autre voie, d'un autre comportement, que l'individu aura véritablement décidé et de manière alors plus autonome. L'autonomie est "active" dans la conception bovétienne.

Les notions de "culpabilité" et celle solidaire de "volte-face" sont, pour Bovet, très proches des rôles que Kant attribue à l'imputation et la conversion dans le développement de la liberté morale par une ascétique du caractère. Celle-ci exige pour l'individu de se vouloir libre et implique de rompre avec son passé. Pour cela, il faut être capable de se reconnaître responsable ("c'est moi qui ai fait cela") mais aussi de s'accuser ("c'est moi qui l'ai voulu"). Passer ainsi de l'imputation à l'accusation, voilà la seule possibilité de conversion... par décision libre et volontaire. Ainsi, cette volonté qui a fait le mal peut très bien faire le bien, si elle le décide : ‘« seule en effet la volonté qui a choisi le mal peut choisir en retour le bien ; c'est là l'exigence de la conversion »’ 838. La volte-face dont parle Bovet, souligne l'importance sous-jacente du pouvoir de "dire non", et donc du développement du caractère. Mais ce pouvoir de dire non n'est pas synonyme du bien, il n'est qu'un aspect de la faculté d'inhibition du caractère moral, à cela doit s'ajouter un aspect positif d'action.

Notes
825.

L'instinct combatif, op. cit., 1928, p. 247.

826.

Ces sentiments associés caractérisent le respect dont Bovet parle dans son ouvrage de 1925, Le sentiment religieux et la psychologie de l'enfant.

827.

L'instinct combatif, op. cit., 1928, p. 247.

828.

Id., p. 248.

829.

Id., p. 254.

830.

Dans son titre traduit.

831.

S. Roller, interview du 23 mars 1995 à Genève.

832.

J.-M. Martin, Pierre Bovet, l'homme du seuil : Sa position par rapport à la pédagogie, à la psychanalyse et à la psychologie religieuse, Thèse de doctorat, op. cit., pp. 132-133.

833.

Id., pp. 135-137.

834.

Id., pp. 138-139.

835.

Id., p. 142.

836.

Le sentiment religieux et la psychologie de l'enfant, op. cit., 1951, p. 88.

837.

Id., p. 90.

838.

P. Moreau, L'éducation morale chez Kant, Paris, Cerf, 1988, p. 238.