2. La négation du social

On retrouve chez Mme Seclet-Riou toute l'influence de la pensée wallonienne mais aussi la conviction que l'école a pour tâche essentielle de préparer la société de demain, et dans l'enfant le futur citoyen. A partir de là, les spéculations métaphysiques sur la nature de l'enfant, le spontanéisme qui en résulte et ses dérives individualistes n'ont plus de sens870. C'est pour les mêmes raisons que Wallon avait réagi à Cheltenham contre la définition de Katzaroff sur la religion qu'il jugeait trop subjective, autrement dit si peu scientifique. Wallon y perçoit, selon Jean-Michel Martin, l'influence de l'école freudienne dans la « super-loi » du ‘« développement hors de soi de ce qu'on peut trouver de meilleur en soi-même »’ 871. On sait qu'il ne peut pas adhérer à des théories qui ne laissent qu'une place restreinte à la dimension sociale de la nature humaine.

De plus Wallon n'est pas convaincu comme Bovet qu'une religion fondée sur l'amour soit unificatrice en elle-même : ‘« elle divise autant qu'elle unit, car si l'amour tend à unir, à rassembler, il tend aussi à exclure »’ 872. Le risque majeur demeure dans l'individualisme moral qu'une telle conception ne pourrait empêcher. Et c'est bien là ce qui préoccupe Wallon en priorité, il ne faut pas fonder la morale sur ‘« un principe d'évolution purement individuelle »’ 873. On se souvient de son intervention au congrès de Nice où il souhaitait qu'une éducation unique participe à l'élaboration d'une culture unificatrice, la culture par le travail, tandis qu'il présentait la culture morale comme facteur de division sociale. Il y a chez Wallon une conviction constante qui explique toutes ses prises de position : ‘« ce n'est pas le spirituel qui prime, mais le social, et les conditions de travail »’ 874.

Le primat du social ramené à la question éducative, Freinet s'accorde sur ce point avec Wallon : ‘« L'amour ne suffit pas, écrivait-il en 1934, pour les enfants vivant dans des taudis, mal nourris et ne disposant pas de terrain de jeux »’ 875... Et même si l'éducation individuelle suppose l'amour, celui-ci ne se substituera jamais à la nécessité vitale de bonnes conditions matérielles d'enseignement. De plus, il faut redouter ‘« chez les éducateurs qui en ont le privilège, une force communicative qui reste trop subjective, qui produit, chez l'éduqué, une sorte d'envoûtement »’ 876. C'est alors que l'éducateur irait à l'encontre de son propre projet d'épanouissement et de libération, en ne laissant à l'enfant ‘« qu'une apparence de liberté et d'initiative »’ 877. En réalité, Freinet veut pour l'école des conditions matérielles décentes de fonctionnement, une donnée indispensable pour sauvegarder une nécessaire distance entre l'éducateur et l'éduqué qui le préserve de tout attachement trop assujettissant et trop "asservissant". Comment, dans ces circonstances, Freinet et Wallon pourraient-ils accepter les leviers pédagogiques que préconise Bovet, tels que l'exemple et la consigne ? Pourquoi la conscience morale de l'enfant émergerait-elle progressivement de sa dépendance affective envers l'adulte ? C'est toute la question du passage de l'hétéronomie à l'autonomie qui interroge également Piaget face aux conceptions bovétiennes. Comment ce passage s'opère-t-il ? La médiation sociale est ici absolument nécessaire pour Piaget.

Notes
870.

C'est même, selon A. Fabre, ce qui a permis au G.F.E.N. de se distinguer du mouvement d'Education nouvelle à ses origines : « En effet, alors que l'école traditionnelle retient seulement de l'enfant sa nature psychique et que l'Education Nouvelle, au début, le considère comme un complexe bio-psychique, le Groupe Français d'Education Nouvelle le prend dans sa réalité concrète "d'un tout bio-psycho-social" » (in « Le système disciplinaire. Sa signification et son rôle dans l'éducation morale », P.E.N., n°15, 1er et 2ème trimestres 1954, p. 15).

871.

J.-M. Martin, Pierre Bovet, l'homme du seuil : Sa position par rapport à la pédagogie, à la psychanalyse et à la psychologie religieuse, Thèse de doctorat, op. cit., p. 282.

872.

Ibid.

873.

Ibid.

874.

Id., p. 283.

875.

L'Educateur prolétarien, avril 1934, cité par E. Delaunay in « Chronique française. Questions de Morale et d'Education », P.E.N., n°100, août-septembre 1934, p. 211.

876.

Ibid.

877.

E. Delaunay, id. p. 211.