3. Les digressions téléologiques

Quand il s'agit de déterminer les procédés d'une éducation morale, il apparaît risqué à Piaget de s'égarer dans des classifications de méthodes et de techniques ou de domaines moraux, il est infiniment préférable de ‘« partir d'abord de l'’ ‘enfant’ ‘ lui-même et d'éclairer la pédagogie morale par la psychologie de la morale enfantine »’ 878. En 1930, au cinquième congrès international d'Education morale de Paris, Piaget tente un premier renversement, celui de déplacer les débats habituels vers une position plus psychologique en rappelant leur portée pédagogique fondamentale. A Paris, il s'agit de parler d'éducation et qui prétend parler d'éducation ne peut "oublier" de parler de l'enfant, et donc ‘« la question primordiale est de savoir ce que sont les disponibilités de l'enfant »’ 879. Toute autre considération en matière d'éducation morale est menacée de stérilité. Piaget procède ensuite dans la même allocution à un second renversement, en posant qu' ‘« aucune réalité morale n'est entièrement innée »’ 880. Inutile donc de s'interroger sur une hypothétique bonté naturelle de l'enfant, le problème n'est pas là et il demeure de toute façon impossible à résoudre. La réalité des faits montre par contre que les tendances de l'individu, privées de relations sociales, ne pourraient pas se moraliser.

A Paris, l'intention de Piaget est claire, il veut absolument renouveler les débats qui ont cours et qui s'éternisent dans les congrès d'Education morale depuis 1908, ainsi la discussion des buts de l'éducation morale qui n'est pas de leur ressort : ‘« Nous n'avons pas à discuter ici des buts de l'éducation morale, mais seulement à les classer, (...) nous n'avons pas ici à prendre position entre la morale religieuse et la morale laïque (...). Nous cherchons donc à situer la discussion sur un terrain suffisamment objectif et psychologique pour que chacun, quelles que soient les fins qu'il se propose d'atteindre, puisse utiliser nos analyses »’ 881.

Piaget s'inscrit dans la continuité de la théorie bovétienne qu'il souhaite cependant compléter. Comme Bovet, il distingue le sentiment du devoir du sentiment du bien, mais il rattache le premier au respect unilatéral et à la morale de contrainte qui maintient l'enfant dans l'hétéronomie, tandis que le second caractérise le respect mutuel et la morale de coopération qui ouvre à l'autonomie. Cette volonté de compléter la théorie bovétienne et d'en revendiquer la filiation est encore plus manifeste dans l'ouvrage majeur qu'il publiera deux années plus tard, Le jugement moral chez l'enfant : ‘« combien nos propres recherches se bornent à prolonger les siennes et combien les divergences apparentes sont affaires de langage »’ 882... Des divergences de langage qui expliquent bien des différences et des similitudes entre Bovet et Durkheim, car il n'y a pas, selon Piaget, de distinction franche entre la position psychologique et la position sociologique sur la morale. Il s'agit bien plus de « divergence de méthode » que de « divergence de doctrine »883...

Mais il demeure une différence essentielle au sujet de la genèse du respect. Si la position sociologique reste « inattaquable » dans la mise en évidence du respect de l'individu pour les règles du groupe social, il lui manque le point de vue génétique et « décisif » adopté par Bovet qui démontre que ‘« la société commence à partir de deux individus »’ 884. Néanmoins, il ne pense pas comme Bovet que la soumission ‘« à ce Dieu qu'est l'adulte »’ 885 suffise à développer chez l'enfant une morale de coopération, la vraie morale d'autonomie par opposition à la morale de contrainte. Même si l'enfant manifeste spontanément une tendance au respect unilatéral, il faut l'aider à aller plus loin, et ne pas le cantonner dans cette étape assurément nécessaire mais insuffisante. ‘« La vérité, conclut Piaget, nous semble donc être entre deux et consiste à ne négliger ni le respect mutuel, ni le respect unilatéral »’ 886. Et pour qu'il y ait évolution vers une autonomie de la conscience morale, il faut soumettre le respect filial ‘« au contrôle de la raison »’ 887, par le contact d'un milieu social plus dense et différencié, ce qui revient à compléter ‘« le point de vue de M. Bovet par celui de Durkheim »’ 888...

Mais il n'y a pas d'autre manière de sortir les débats de l'impasse idéologique que dans l'adoption d'une position scientifique intrinsèquement neutre, psychologique ou sociologique. En cela, Piaget est très proche de Wallon qui préconise la science en parade aux dangers de la métaphysique. Il persiste cependant une nuance qui fait toute la différence entre les deux hommes, autant Piaget souhaitait introduire une neutralité raisonnée dans les débats à Paris, autant Wallon défend une laïcité qui s'oppose plus radicalement à la religion.

Notes
878.

« Les procédés d'éducation morale », Cinquième congrès international d'Education morale (Tome 1 : Rapports et mémoires), Paris, Alcan, 1930, p. 183.

879.

Ibid.

880.

Ibid.

881.

Id., p. 191.

882.

Le jugement moral chez l'enfant, Paris, P.U.F., 1992, p. 310.

883.

Id., p. 300.

884.

Id., p. 306.

885.

« Les procédés d'éducation morale », Cinquième congrès international d'Education morale, op. cit., p 188.

886.

Id., p. 196.

887.

Le jugement moral chez l'enfant, op. cit., p. 308.

888.

Ibid.