Troisième partie
Le problème moral dans l'Education nouvelle

L'analyse des textes a montré tout au long de notre seconde partie l'impossibilité d'un fondement unitaire de l'éducation morale chez les pédagogues de la Ligue internationale pour l'Education nouvelle. L'éducation morale est un sujet qui divise les tenants de l'Education nouvelle en deux orientations majeures : soit ils abordent une position "psychocentrée" qui s'attache à l'enfant, à son développement moral individuel, soit ils optent pour une position "sociocentrée" sur l'éducation morale de l'enfant dont ils font dépendre un projet sociopolitique à dimension plus large. A ces deux positions majeures, s'ajoute une troisième position, celle d'une éducation morale fondée sur la religion. Mais il manque à ces trois positions de parvenir à une articulation qui leur permettrait de se compléter et de se relancer sans s'annuler l'une l'autre. Et il ressort de notre précédente analyse que l'idée de nature est constamment au centre de ces divergences réductrices. Finalement, s'il y a des oppositions sur la question morale dans l'Education nouvelle, c'est moins le manque d'unité du mouvement qui est en cause que la manière forcément problématique dont les pédagogues nouveaux abordent l'éducation morale.

Pourquoi les conceptions de l'éducation morale dans l'Education nouvelle posent-elles un problème ? Parce que la morale n'est ni de l'ordre d'une construction sociale, ni de l'ordre d'un développement individuel, mais vise essentiellement une liberté. Développement de la liberté de l'enfant que peut aider le processus d'éducation en lui-même, mais que ne peut pas réaliser un projet pédagogique qui définit à l'avance ce qu'est l'enfant à développer, ce qu'est la société à construire, même si l'intention pédagogique reste en permanence celle de "libération". L'éducation morale est donc d'un autre ordre, ce que les positions réductionnistes, parce que positivistes, de l'Education nouvelle ne peuvent établir. Autrement dit, les pédagogues croient connaître la "vérité" sur ce qu'est la nature de l'enfant, croient comprendre en quoi la société peut corrompre la liberté de l'enfant, et donc entamer l'espoir d'une société libre - et c'est bien là que se situe la permanence de leur projet moral - mais ils ne peuvent pas dire comment faire pour réaliser cette liberté sans se contredire et s'opposer instantanément.

Dans cette troisième partie, nous suivrons à la lettre l'attachement des pédagogues nouveaux pour leurs précurseurs, Rousseau et Pestalozzi. La lecture qu'ils font de l'Emile a de quoi questionner et nous pensons que de son interprétation est née plus d'une controverse dans la Ligue. Ils ont vu dans Rousseau le grand apôtre d'une éducation naturelle dont ils ont fait leur principe jusqu'à devenir les naturalistes de l'éducation. Là où Rousseau voulait, à l'encontre de toutes les formes d'éducation déjà réalisées inaugurer un nouvel élan éducatif, mais qui ne s'est pas réalisé, les pédagogues nouveaux, à la suite de Pestalozzi, ont été tentés par la réalisation de son idée.

A la racine de leurs projets, l'idée d'une nature humaine fondamentalement bonne et celle d'une nature enfantine radicalement différente de celle de l'adulte. Mais cette idée d'une nature fondamentalement bonne est un leurre, et Rousseau ne cesse de le dire, elle est dès l'origine corrompue, abîmée par son immersion dans la société. Il n'y pas de nature humaine en soi dans la pensée rousseauiste, mais simplement une idée, une idée "fructueuse", parce qu'absolument indispensable à une autre idée, celle d'éducation. L'objet de cette dernière partie est de démontrer que l'erreur de l'Education nouvelle est d'avoir voulu donner à cette idée une ossature et d'avoir voulu la suivre au point de ne pas s'apercevoir du risque d'engloutissement de la liberté de devenir de l'enfant qu'elle se donnait pourtant comme fin. Autrement dit une éducation "naturaliste" est en son fond contradictoire avec l'idée d'un accès libre à la moralité.

Est-ce que la morale, c'est suivre la nature ? Une éducation morale fondée sur la nature est-elle pensable ? Peut-on envisager des points de liaison entre moralité et naturalité ? Ce sera notre interrogation finale. Mais il reste que l'idée de nature est une idée nécessaire à la pensée éducative, à condition de pouvoir la dépasser en reconnaissant que la morale appartient à une autre dimension, bien spécifique, bien dégagée de la nature comme de la société, sans pour autant les éliminer. Si l'éducation morale doit s'appuyer sur la nature, si en même temps, elle se situe dans le champ social, ni la nature, ni la société ne peuvent suffire à la réaliser. C'est cette réponse au problème de l'éducation morale que nous analyserons à la lumière des réflexions de Rousseau et de Pestalozzi.

Toute l'éducation pour Rousseau est un projet moral qui s'articule sur la dimension de la nature, de la société et aussi de la dimension religieuse, trois dimensions qui ont constitué des axes de division chez les pédagogues nouveaux. L'éducation morale dans l'Education nouvelle est et reste un problème parce qu'elle prend le chemin de la nature, le chemin de la société ou celui de la religion à l'exclusion des deux autres sans parvenir à articuler ces différentes positions.