Une nature cachée

La nature doit commander tout le dispositif éducatif, mais l'Education nouvelle se heurte à une première difficulté : cette nature est cachée et ne se laisse pas facilement "apprivoiser", des moyens d'investigation scientifiques seront donc nécessaires pour "y voir clair". Où est la véritable nature ? Telle est la question qui tenaille nombre de pédagogues nouveaux et qui alimente leurs recherches. Ainsi Decroly, comme Claparède, parle de l' ‘« intérêt apparent »’ à distinguer de l' ‘« intérêt latent »’ 910, Ferrière parle de ‘« spontanéité-instinct »’ à ne pas confondre avec la ‘« spontanéité-caprice »’ 911. Dans une tout autre optique, Tobler cherche la ‘« nature spontanée »’ derrière la ‘« culture superposée »’ 912, qui constitue le terrain privilégié de la morale à la différence des autres domaines de la connaissance qui reposent sur le besoin naturel de savoir. Au congrès inaugural de Calais, Nussbaum développait déjà ce thème en prévenant contre toute tentation de faire de l'enfant ce qu'il n'est pas : ‘« notre fonction d'éducateurs ne consiste pas, (...) à aider l'enfant à paraître (...) mais à paraître ce qu'il est, c'est-à-dire à être, derrière la façade, ce qu'il doit être, conformément aux lois propres de sa vie »’ 913.

La difficulté majeure reste pour les pédagogues nouveaux de déceler parmi toutes les manifestations spontanées et naturelles de l'enfant celles qui traduisent sa véritable nature. Mais au nom de quoi ces pédagogues se sentent-ils autorisés à rejeter une partie des traits de la nature enfantine, objet de leur observation ? C'est que, disent-ils, la création ne peut être que bonne. A partir de ce postulat initial et initiateur, ils sélectionnent ce qu'ils pensent être les "bonnes" manifestations de la nature enfantine, celles qu'ils appelleront sa véritable nature. Et comment ne pas s'apercevoir qu'en privilégiant certains aspects de la nature, ils vont à l'encontre de leur credo pédagogique de respect de l'intégralité de la nature humaine en l'enfant ?

Toutes ces mises en garde traduisent la crainte d'une dérive majeure de la pédagogie : faire de l'enfant un être "fabriqué", un être qui ne correspondrait en rien à sa nature initiale. L'enfant des pédagogues n'est pas exactement celui des psychologues. Ferrière rappellera souvent la nécessité de distinguer l'Enfant, ‘« type conçu in abstracto »’ 914 auquel les scientifiques s'attachent, de l'enfant qui fait face à l'éducateur, lequel avec ‘« tact psychologique »’ se doit d'exercer son influence essentiellement sur ‘« les petites individualités concrètes »’ 915 qu'il a devant lui916. Mais il ne s'agit jamais pour Ferrière de ramener l'action de l'éducateur au niveau de la pure pratique empirique... Aussi précise-t-il plus loin que ‘« Les ouvrages pédagogiques des siècles passés parlaient de façon globale de ’ ‘l'Enfant’ ‘, comme on parle, en psychologie de l'organisme humain ou, en zoologie, du cheval, de l'éléphant ou de la tortue. Désormais on parlera ’ ‘des enfants’ ‘, en précisant pour chaque âge et pour chaque type quels sont les "appétits" de savoir et d'agir et, par conséquent, quelle "nourriture" l'école doit leur apporter »’ 917. L'Education nouvelle n'a-t-elle pas pour vocation de connaître scientifiquement l'enfant ? Il ne s'agit pas de revenir sur ce principe fondateur mais de parvenir à créer un lien entre l'Enfant "théorique" et les enfants "concrets". Ferrière croit surmonter la difficulté en établissant par ses typologies une sorte d'étalonnage des enfants, mais ne fait-il pas ainsi que substituer les Enfants à l'Enfant, autrement dit plusieurs généralités à une seule ? L'Education nouvelle parviendrait de cette manière à faire coïncider la nature la plus particulière de l'enfant avec l'idée scientifique de l'enfant en général, ce serait la réconciliation des deux aspects de la pédagogie, la "pratique" et la "théorie".

Il reste que pour l'Education nouvelle, la psychologie de l'enfant, à la condition d'être "génétique", est désormais capable de prendre en compte la dimension plurielle et multiple de l'enfance. ‘« La psychologie génétique, écrira Ferrière en 1931, considère la vie comme un mouvement, un déroulement, une évolution ou, pour mieux dire, une croissance, un épanouissement où ce qui est virtuel a d'abord été à l'état potentiel et prépare à son tour une nouvelle manifestation de l'avenir »’ 918. Même si on retrouve dans cette phrase tout ce qui fait le naturalisme par son refus du présent919, c'est bien dans ce mouvement, cet « élan vital » bergsonien ( et « spirituel » aime à ajouter Ferrière ) que se manifesterait la nature. Ferrière ne renoncera jamais à son idéal de l'éducation scientifique : la psychologie génétique est pour lui la seule science qui respecte la nature en développement de l'enfant.

Si pour Ferrière, il n'y a plus d'obstacle à la description exacte de la nature humaine dès lors qu'on se place sous la "protection" psychologique, d'autres comme Piéron n'éludent pas la difficulté que représente la définition même de la nature rapportée à l'enfant. Il écrira en 1929 dans Pour l'ère nouvelle, après avoir reproché à l'ancienne psychologie de s'être trop "moralisée" et de n'avoir pas su reconnaître les caractères propres et le fonctionnement de ‘« cet animal humain »’ 920, de se laisser arrêter par ‘« une certaine résistance de la nature humaine »’ 921 alors que de la connaissance de celle-ci dépend l'utilité de la science. C'est alors qu'on s'aperçoit à quel point le concept de nature est nécessaire, puisqu'il crée le lien à double sens entre la psychologie et la pédagogie, entre le discours sur l'Enfant, et le discours sur les enfants concrets. Ce concept ne s'est pas contenté de fédérer un mouvement autour d'une "grande idée", le respect de la nature enfantine, il a permis que se rencontrent praticiens et théoriciens de l'éducation, il a scellé l'existence même de ce mouvement922.

Notes
910.

« Les facteurs qui déterminent la libération des intérêts », congrès d'Heidelberg, P.E.N., n°17, octobre 1925, p. 10.

911.

« Charles Chabot. In memoriam », P.E.N., n°14, janvier 1925, p. 18.

912.

« Ecole du livre ou Ecole de l'entr'aide », congrès de Montreux, P.E.N., n°8, octobre 1923, p. 80.

913.

« L'enfant est-il capable de puissance créatrice ? », congrès de Calais, in The creative self-expression of the child, London, New Education Fellowship, 1922, p. 61.

914.

Transformons l'école, Paris, Ed. J. Olliven, 1947, p. 180.

915.

Ibid.

916.

Dans le même sens il écrira en commentaire critique d'un ouvrage que « Nous n'avons pas affaire à l'Enfant, in abstracto, mais à des enfants, tous foncièrement différents les uns des autres » (in « Livres : Autoritat und Familie », P.E.N., n°131, octobre 1937, p. 221).

917.

Transformons l'école, op. cit., p. 261.

918.

« Madame Necker de Saussure et l'Education nouvelle », P.E.N., n°69, juillet 1931, p. 150.

919.

Selon Clément Rosset, « seuls le passé et le futur retiennent l'attention naturaliste » (in L'anti-nature, Paris, P.U.F., 1995, p. 310).

920.

« La notion d'aptitude en éducation », P.E.N., n°49, juillet-août 1929, p. 135.

921.

Ibid.

922.

Ce n'est sans doute pas un hasard si le mouvement de l'Education nouvelle à son apogée entre les deux guerres, se dissout progressivement après la seconde guerre mondiale alors que l'existentialisme fait son apparition dans le réfutation de l'idée même d'une nature humaine. Selon Henriot, « L'existentialisme de Sartre et Merleau-Ponty, refusant l'idée de "nature humaine", déclare que la nature de la conscience est précisément de ne pas avoir de nature ». (Article « Nature » in Dictionnaire des notions philosophiques, tome 2, Paris, P.U.F., 1990, p. 1730).