Une idée salutaire

On sait que l'Education nouvelle s'est solidarisée dans une réaction contre les méthodes de l'école traditionnelle : ‘« Dès la première moitié du XXe siècle, selon Daniel Hameline, le mouvement multiforme de "l'éducation nouvelle" trouve un dénominateur commun assez facile dans une aversion simple et déclarée pour une éducation que l'on dira traditionnelle »’ 930. L'Education nouvelle a toujours manifesté de façon énergique une sorte de réprobation "morale" envers l'éducation traditionnelle. Elle adopte une réaction de type "salutaire" contre l'inefficacité de l'école en général, contre son décalage, mais aussi face à la société nouvelle qui requiert des hommes "nouveaux". Et si l'éducation traditionnelle est "contre-nature", c'est qu'elle ne veut pas le "bien" de l'enfant... Son premier tort est de se refuser à voir "l'enfant dans l'enfant" et non l'adulte en miniature. Elle méconnaît l'enfant. ‘« C'est encore un postulat de l'école traditionnelle que l'enfant est un adulte en miniature, il suffit de l'instruire pour l'éduquer »’ 931. L'Education nouvelle manifeste ainsi une attitude morale générale qui veut le "bien" de l'enfant, de chaque enfant. Et ce "bien", elle ne le pose pas a priori, elle ne veut pas construire de Modèle, elle ne dit pas ce que doit être l'enfant, mais elle le tire de l'observation approfondie de celui-ci, autrement dit de sa nature : ‘« le bien, c'est l'adaptation aux forces constantes qui assurent la puissance de cet élan vital. Le mal, c'est ce qui va à l'encontre de ces lois, et conduit à l'impuissance et à la mort »’ 932. Par conséquent le "mal" est dans l'opposition irrespectueuse aux forces de la nature en l'enfant, que Ferrière appelle "élan vital".

La nature, telle que l'entend l'Education nouvelle, devient ainsi une idée prescriptive par elle-même : est bon tout ce qui est naturel, ce qui ne demande pas de justification, est à rejeter tout ce qui est artificiel. Sous couvert de rationalité scientifique, les pédagogues nouveaux sont passés d'une position d'observation de la nature à une attitude prescriptive. De l'observation à la prescription, il n'y avait qu'un pas que les pédagogues nouveaux n'ont pas su éviter, et en croyant tenir la nature par la science, ils ont alors pu ‘« prescrire en toute bonne conscience »’ 933. Selon Nanine Charbonnel, c'est justement cette croyance en leur entreprise salutaire qui pousse les pédagogues nouveaux dans la voie du prescriptivisme. ‘« Dans le champ pédagogique, révolte contre le "mauvais principe" de l'éducation existante, croyance dans la bonne nouvelle d'un salut apporté par une connaissance (de l'Enfant, de la Méthode), lutte pour une Ere nouvelle : c'est bien là l'esprit des Pédagogies "modernes", de Coménius à Ferrière. C'est bien l'apparition, à partir du XVIIème siècle, mais surtout du XIXème, d'un amalgame entre prétendue description des lois de la nature humaine et recherche, en elle, du salut »’ 934. Néanmoins, pour les éducateurs nouveaux, la nature peut prescrire parce qu'elle est bonne, et c'est sa propension à se développer librement qui en est le signe flagrant. Au départ de toutes les conceptions de l'Education nouvelle, il y a cette confiance en la valeur du progrès.

Une nature en croissance est forcément orientée vers le bien, telle est l'idée progressiste qui justifie aux yeux des pédagogues nouveaux une éducation nouvelle fondée sur la nature de l'enfant. C'est là aussi selon Rosset la manifestation d'une dérive du concept de nature : ‘« l'exaltation de la nature prend les formes d'une exaltation de l'évolution : c'est-à-dire de la nature en marche, inscrite dans une ’ ‘histoire naturelle’ ‘ »’ 935. Il y a confusion entre évolution et progrès, l'Education nouvelle ne peut concevoir une évolution de façon négative, elle ne peut imaginer une éducation naturelle qui ne soit pas un progrès.

En réalité, toujours selon Rosset, l'idée de nature n'appartient pas tant au domaine des idées qu'à celui du désir. Elle permet l'expression d'une insatisfaction, elle permet de dire ce qui déplaît et donc ce qui "devrait être"936. L'idée de nature s'impose à la fois par sa répétition et sa mythification, elle prend la forme de la coutume, de la mode ou de l'habitude, et en même temps, elle appartient au rêve. Ce qui mène le concept tout droit vers son évidence : l'idée de nature va de soi... ‘« L'idée de nature n'est jamais pensée, mais seulement ’ ‘opposée’ ‘ à un certain nombre de faits, d'attitudes, d'événements (...) : expression donc d'un désagrément plutôt que d'une idée, autorisant un glissement intellectuel à la faveur duquel on en vient à dire que transgresse la ’ ‘nature’ ‘ tout ce qui en fait, s'oppose au ’ ‘désir’ ‘. La fonction idéologique de l'idée de nature se double et se renforce ici d'une éminente fonction d'ordre moral : permettant de penser, non seulement une métaphysique, mais encore, et peut-être surtout, la ’ ‘culpabilité’ ‘ »’ 937. Elle est obligation autant que nécessité.

Néanmoins, l'idée de nature est nécessaire à l'idée de sens. Les pédagogues nouveaux ont besoin de l'idée de nature parce qu'ils refusent toute idée d'absurdité, de non-sens, de non-finalité des choses, de hasard. Autant la nature est nécessité et ordre, que son contraire l'artifice est constitutif du désordre et du hasard. Nature et artifice sont en réalité deux points de vue opposés sur l'existence, le premier soumis à l'interprétation humaine, l'autre s'y refusant938.

Notes
930.

In « L'histoire de l'éducation », article Education, Encyclopédie Universalis (corpus 7), Paris, 1989, p. 953.

931.

A. Renard, La pédagogie et la philosophie de l'Ecole nouvelle, op. cit., p. 43.

932.

A. Ferrière, L'autonomie des écoliers, Neuchâtel, Delachaux et Niestlé, 1921, p. 126.

933.

M. Soëtard, « L'éducation nouvelle, une illusion perdue ? », in D. Hameline, J. Helmchen, J. Oelkers, L'éducation nouvelle et les enjeux de son histoire (Actes du colloque international des Archives Institut Jean-Jacques Rousseau de Genève en avril 1992), Berne, Peter Lang, 1995, p. 233.

934.

« Pour une critique kantienne de la philosophie de l'éducation », in H. Hannoun, A.-M. Drouin, Pour une philosophie de l'éducation (Actes du colloque "Philosophie de l'éducation et formation des maîtres" de Dijon en octobre 1993), C.R.D.P. de Bourgogne, 1994, p. 108.

935.

L'anti-nature, op. cit., p. 285.

936.

Id., p. 25.

937.

Id., p. 19.

938.

C'est ainsi qu'Edgar Morin fait de l'introduction du désordre dans le monde, la caractéristique majeure de l'apparition de l'homo sapiens. Le désordre est donc moins anti-naturel à l'homme qu'il est incompatible avec sa raison. (In Le paradigme perdu : la nature humaine, Paris, Seuil, 1973, p. 122)