3. Un sujet d'union... ou de division ?

Selon Rosset, c'est toute l'histoire de la philosophie qui a été marquée par le naturalisme. Depuis Platon et Aristote jusqu'à nos jours, à l'exception des périodes présocratique et précartésienne, le naturalisme est prédominant. Il est revenu tout particulièrement en force à la fin du XVIIème siècle avec Descartes, Locke puis Rousseau.

Désormais, l'idée d'unité dans la nature a envahi toutes les formes de pensée : scientifique, philosophique, "de la vie"... La nature, aujourd'hui, est ce que le physicien, le chimiste, le biologiste, le psychologue en disent, et cela reste du domaine du connaissable. En réalité, explique Eric Weil, la science ne fait que questionner la nature qui se caractérise d'abord par sa disposition à répondre au questionnement humain. ‘« Nous posons des questions à la nature, nous la soumettons à la torture - et elle répond »’ 939, la nature est docile, c'est là toute sa particularité. Il manque donc au scientifique une certaine "modestie" devant le savoir qu'il met en lumière. Si la main-mise technique de l'homme sur la nature est indéniable, cela l'autorise-t-il à revendiquer une exacte connaissance de celle-ci ? L'homme n'est jamais sûr de ce qu'il sait, puisque ce qu'il sait dépend avant tout des moyens qu'il utilise pour savoir. Son questionnement n'est jamais neutre, il y projette toujours un peu "sa façon de voir", et à l'extrême il "artificialise" par son savoir la nature qu'il observe. Parce qu'il fait partie lui-même de la nature, il ne parvient pas à s'en distancer totalement, et c'est pourquoi ‘« Nous ne pouvons pas prouver que la nature soit ordonnée et cohérente : nous en dépendons pour toute preuve scientifique, à plus forte raison pour toute action sur la nature, qui est toujours action dans la nature »’ 940. Il est inutile de dire que la nature est ordonnée, c'est en réalité un présupposé nécessaire à la science.

Ainsi, l'Education nouvelle a fait de l'enfant l'objet de son observation, elle veut trouver le "vrai" visage de cet enfant. Pour y parvenir, elle utilise des moyens scientifiques - seule la science mène à la Vérité -, elle aborde l'enfant le plus souvent avec les outils de la psychologie. Et ce qu'elle voit, ce n'est déjà plus cet enfant-là, mais une construction par l'application de l'Enfant-type de la théorie à cet enfant-là, au travers du portrait qu'elle fait de lui. Elle fait alors de l'enfant un sujet multidéfinissable : "psychologique", ou bien "psychanalytique", ou même "psycho-physiologique", etc. Tout dépend de sa science de référence. Les pédagogues de l'Education nouvelle postulent tous pour une éducation naturelle, mais ils ont tous une définition différente de la nature, si bien que ce qu'ils disent de la nature devient une construction.

Si l'on pose comme condition que la nature doit être, on identifie alors celle-ci avec le bien, ce que les pédagogues de l'Education nouvelle ont fait. Tout dépend ensuite de la conception de la nature qui est élaborée. Si la nature de l'enfant est vue sur un plan psychologique, l'éducation morale sera de développer la conscience du bien en soi. Si la nature est vue sur un plan sociologique, l'éducation morale aura pour objet de découvrir le bien-fondé des normes sociales. Et si la nature était biologique, pourquoi alors ne pas rechercher les fondements de la morale dans l'évolutionnisme ? On le voit, tout dépend de la conception initiale qui est donnée à la nature humaine. C'est pourquoi, comme le remarque Nanine Charbonnel, les pédagogues "scientifiques" décrivent la nature comme ils la souhaitent. ‘« Ils "voient" certes la nature humaine telle qu'ils la décrivent. Mais ils la décrivent telle qu'ils la veulent »’ 941.

Les pédagogues de l'Education nouvelle se sont appuyés sur la science pour fonder une nouvelle éducation. Mais cet enfant dont ils ont fait l'objet de leur observation est d'abord un être en devenir, contre lequel se heurte en permanence tout le savoir qu'ils posent. C'est pourquoi, ils ne peuvent faire autrement que d'opter pour une position le plus souvent génétique sur l'enfant : c'est alors le règne du stade, ou du type, qui présentent tous deux l'énorme avantage de pouvoir réconcilier le "général" avec le "particulier"942. Après les années 1880, analyse Nanine Charbonnel, on peut ainsi observer deux lignes de force dans ‘« la "psychologie pédagogique" : l'idée d'évolution, l'idée de pédagogie particulière. La nature se donne à voir dans sa chronologie d'une part, dans sa "propriété" de l'autre »’ 943.

Mais il demeure qu'on ne peut pas faire de la science de ce qui change. Dès que les pédagogues nouveaux situent l'enfant dans son devenir, ils se distancient du langage scientifique qui devrait justifier tout le bien-fondé de leurs conceptions pédagogiques. Et c'est bien là que s'originent les dissensions internes de l'Education nouvelle qui veut la liberté pour l'enfant mais reste "prisonnière" de son idéologie scientiste de l'Enfant, et elle ne parvient pas au moment voulu - celui de l'enfant-sujet -, à laisser tout le savoir qu'elle accumule sur l'enfant.

Notes
939.

« De la nature » in Philosophie et réalité, B.A.P. n°37, Paris, Beauchesne, 1982, p. 348.

940.

Ibid.

941.

Pour une critique de la raison éducative, Berne, Peter Lang, 1988, p. 48.

942.

Nanine Charbonnel définit le type en tant que « du particulier interprété comme naturel, et accédant par là à la dignité du général dans une des catégories exhibées par la dite nature » (Pour une critique de la raison éducative, p. 62). Le type représenterait véritablement l'inflation d'un discours pseudoscientifique dans la pédagogie, ou l'inverse.

943.

Pour une critique de la raison éducative, op. cit., pp. 55-56.