4. Du spontanéisme... au refus de l'artifice

Le naturel se différencie de l'artificiel, parce qu'il porte en lui-même ‘« son propre développement », « son propre principe de mouvement »’ 944, précise Eric Weil en ajoutant que : ‘« C'est cela qui l'oppose à l'art, à l'artificiel, qui doit son existence à une intervention extérieure »’ 945. La véritable nature se suffit à elle-même mais ne "survit" pas à une intrusion extérieure. Ceci peut expliquer l'attachement des pédagogues nouveaux au concept de nature : c'est bien le développement spontané que manifeste la nature enfantine qui doit commander toute l'éducation.

Mais là encore bien des nuances peuvent être faites, l'importance de l'intervention éducative sur le développement naturel de l'enfant varie d'un système pédagogique à l'autre. Croissance spontanée ne signifie pas forcément non-intervention de l'éducateur, mais refus de toute application de l'extérieur d'une norme de valeurs. Ferrière aura souvent à justifier ce point de vue, ainsi au quatrième congrès international d'Education morale de Rome en 1926 doit-il défendre l'Education nouvelle contre les attaques sévères de Gustave Belot946 : ‘« il est impossible que l'enfant, être de nature, n'ait pas à se contraindre de quelque manière pour entrer dans ce monde nouveau qu'est la société »’ 947. Ferrière répondra que, si l'Education nouvelle s'appuie en effet sur la nature spontanée de l'enfant, elle ne peut être "accusée" de tout laisser faire, que ‘« La spontanéité brute doit être réglée »’ 948, et que ‘« Le problème de l'éducation morale, qui se confond pour nous avec la formation de la personnalité, consistera à constater l'éclosion successive des instincts, à les nourrir, à les canaliser et à les sublimer, c'est-à-dire à les soumettre au contrôle et la puissance de l'esprit »’ 949. Dans sa définition de l'éducation morale comme canalisation puis sublimation des instincts, Ferrière fait une évidente mais très implicite référence à Baudouin et à Bovet et réaffirme à leur suite la nécessité de s'appuyer sur les tendances naturelles de l'enfant. Avec Belot et Ferrière, deux conceptions de l'éducation entrent en conflit, le premier plaide pour que se forme en l'enfant l'éclosion d'une nature "sociale", le second pour que s'épanouisse en l'enfant sa propre nature. On retrouve ici tout le débat entre sociopédagogues et psychopédagogues de l'Education nouvelle, sans que les uns et les autres donnent de précision sur leur idée de nature...

A cela, Rosset apporte son explication : en réalité, l'idée de nature est bien souvent "vide de sens", sa principale fonction est de faire faux bond à la définition même de ce concept. C'est pourquoi l'attachement à l'idée de nature peut surtout traduire un refus de son contraire, l'artifice. Nature et artifice s'opposent comme causalité et possibilité, comme nécessité et hasard, comme passé (ou futur) et présent. Jacques Ulmann va dans le même sens quand il souligne l'illusion que sous-tend toute soi-disant connaissance de la nature en éducation. ‘« Rien n'est naturel s'il est connu comme tel »’ 950, rien dans ce qui est naturel ne peut être connu, sans perdre ce qui fait son naturel. L'éducation dite naturelle est un leurre, selon Ulmann, l'éducation impose toujours une rupture avec la nature951.

C'est même le vide de la notion de nature qui en justifie l'emploi, il autorise tous les possibles et tous les rêves, il permet d'établir un relais entre passé et futur, et plus gravement entre l'effet et la cause. Il peut alors se produire une confusion entre deux ordres d'idées : l'être et le devoir-être. Dans son effort de compréhension, la pensée humaine se heurte à cette tendance continuelle à intégrer une dimension moralisante de devoir-être. Comme nous l'avons vu, la fréquente dérive des pédagogues nouveaux est ainsi de décrire la nature plus comme elle devrait être que comme elle se présente en réalité. Ainsi en 1925, Béatrice Ensor, théosophe et adepte dans l'âme d'une philosophie spiritualiste, n'hésitait pas à appliquer à l'enfant la théorie évolutionniste darwinienne de domination progressive de l'esprit sur la matière : ‘« Si nous transposons cette idée dans le domaine pratique, nous constatons que la nature de l'enfant présente deux faces distinctes : 1°) les particularités physiques qui sont soumises aux lois de la biologie et de l'hérédité ; 2°) l'esprit, ou la vie consciente, qui contient toutes les possibilités de l'homme accompli »’ 952. Outre que cette phrase confirme ce qui a été dit précédemment au sujet de la nature double de l'enfant, elle est exemplaire de cette tendance de toute l'Education nouvelle à déduire le fonctionnement de la nature enfantine d'une vision théorique toute faite. Inversement, en 1932, Maria Montessori voit dans la psychanalyse le moyen d'expliquer et de justifier ce à quoi elle croit profondément : l'existence en l'homme de deux natures, l'une dite « supérieure » parce que manifestation divine en l'homme, l'autre « inférieure » parce qu'elle s'est développée de manière pathologique953. Là encore, il est explicitement dit que deux natures sont présentes en l'homme, et c'est bien évidemment la première qui doit dominer la seconde. Dans les deux cas, le pédagogue signale sa préférence, établit une hiérarchie, opère un choix entre la part de la nature qu'il voudrait voir disparaître et celle qu'il aimerait développer en l'enfant, il n'accepte jamais la nature telle qu'elle est.

De même, en analysant le naturalisme de Rousseau, Rosset constate qu'il utilise fréquemment le concept de nature dans des sens extrêmement variables. Rosset rappelle aussi qu'il faut dépasser le contresens répandu qui fait de Rousseau "l'écologiste" de la philosophie, que celui-ci n'a jamais souhaité un quelconque "retour à la nature", et que le mot de nature dans son oeuvre n'a jamais été ‘« qu'un mot auquel Rousseau ne portait lui-même pas grand crédit »’ 954. Alors pourquoi l'usage de ce concept ? C'est que ‘« le caractère exceptionnellement naturaliste de la pensée rousseauiste (est) : non d'avoir cru à la nature, mais d'avoir absolument refusé l'artifice »’ 955. La nature n'est pas un concept en tant que tel dans la pensée naturaliste, elle est surtout le moyen de contester l'artifice et tout ce qui existe. Et dans la pensée de Rousseau, l'artifice, c'est le mal social....

Nature et société sont inconciliables en l'homme, l'homme naturel est forcément brimé par l'homme social, mais paradoxalement c'est bien la nature perfectible de l'homme qui veut ce passage de "l'homme naturel" à "l'homme policé". Jean Ehrard explique ainsi que pour Rousseau : ‘« La source du mal social est en effet dans cette "perfectibilité" qui distingue l'homme de l'animal »’ 956. Alors que l'animal est ‘« d'emblée ce qu'il doit être, l'homme a besoin de le devenir »’ 957. Rousseau réfute l'idée que l'homme est naturellement social, comme il est courant de le penser à son époque, mais il porte inscrits en lui tous les ‘« traits de caractère de l'homme social »’ 958. Autrement dit, l'homme est destiné à devenir social.

Si les pédagogues nouveaux se sont eux aussi cramponnés à l'idée de nature tout en échouant à en donner une définition unifiée, c'est que ce concept leur servait d'alibi contre une société qu'ils refusaient. Mais à la différence de Rousseau qui a maintenu son traité d'éducation dans le rêve, une partie de l'Education nouvelle a cru possible de le réaliser, c'est dans ce sens que se sont ouvertes des écoles nouvelles à la campagne, loin de la ville et de toute corruption sociale.

En réalité, c'est toujours, selon Bernard Charlot, une opposition à la société qui provoque l'appui d'une pédagogie sur la nature : ‘« La pédagogie revendique toujours les droits de la nature contre les chaînes de la société. Cet appel à une "nature" dont la définition est toujours floue et ambiguë, traduit en fait les aspirations éducatives nouvelles d'une société en voie de transformation »’ 959.

C'est donc une idée éminemment naturaliste que celle de la dégradation possible de la nature, idée qui remonte au platonisme. La nature est ce qu'il faut préserver. Pourquoi ? C'est que la nature porte son sens en elle-même. Ainsi, pour Aristote, la nature se définit par un mode particulier de mouvement : d'une part la spontanéité, d'autre part, la finalité. ‘« La nature est le mouvement en vue d'une fin »’ 960. La position de l'Education nouvelle sur la nature enfantine n'est pas différente : en tout enfant il se manifeste un mouvement finalisé.

Notes
944.

« De la nature » in Philosophie et réalité, op. cit., p. 349.

945.

Ibid.

946.

Gustave Belot dira dans une allocution principale : « Je ne puis en rien souscrire à la formule de M. A. Ferrière que l'éducateur ne doit proposer à l'enfant que des moyens et non lui imposer des buts » (in Quatrième congrès international d'Education morale : Rome 1926. Relations et commentaires sur les deux thèmes principaux, volume 1, Rome, C. Colombo, 1926, p. 77).

947.

Id., p. 78.

948.

Id., p. 213.

949.

Id., p. 207.

950.

La nature et l'éducation, Paris, Ed. Klincksieck, 1987, p. 370.

951.

Id., p. 267.

952.

« Les fondements de l'éducation nouvelle », congrès d'Heidelberg, P.E.N., n°17, octobre 1925, p. 3.

953.

« Mobilisation nouvelle », P.E.N., n°80, août-septembre 1932, pp. 206-208.

954.

L'anti-nature, op. cit., p. 275.

955.

Id., p. 276.

956.

L'idée de nature en France dans la première moitié du XVIIIème siècle (tome 2), Paris, S.E.V.P.E.N., 1963, p. 534.

957.

Id., p. 779.

958.

Id., p. 536.

959.

La mystification pédagogique, op. cit., p 66.

960.

C. Rosset, L'anti-nature, op. cit., p. 239.