Du fait au sens

Comme nous l'avons vu, les pédagogues de l'Education nouvelle ne dissocient pas "ce qui est", ce qu'ils observent de la nature de l'enfant, le fait naturel qu'il constitue, de "ce qui doit être", ce qui donne sens à l'entreprise éducative. Il se crée alors un amalgame, leur scientisme les pousse à chercher dans ce qu'ils voient, le fait, le sens de ce qui doit être. Leur conception maîtresse est, on le sait, dans l'actualisation de la nature en l'enfant, en chaque enfant, comme le montre bien l'emploi répété de leur expression favorite, le célèbre « Deviens ce que tu es ». Mais il faut entendre ici "ce que tu es" dans l'ordre moral du devoir-être, autrement dit "ce que tu n'es pas encore", ou ce que tu es appelé par ta nature à devenir. En d'autres mots, la nature indiquerait pour chaque enfant le sens de son épanouissement.

C'est d'ailleurs du parallélisme avec la connaissance du monde physique que s'est historiquement introduite l'idée d'un monde moral et d'une nature humaine possédant ses propres lois. Selon les analyses de Ehrard, ‘« Cette ambiguïté de la notion de loi naturelle accuse le caractère normatif de l'idée de nature »’ 961. C'est là tout le paradoxe des conceptions naturalistes : ‘« l'homme est spontanément ce qu'il doit être »’ 962. Il y a dans cette conception ‘« une confusion nécessaire du droit et du fait »’ 963, de l'être et du devoir-être. Le "doit être" peut même revenir vers ce qui "était à l'origine" et se distinguer de ce "qui est" : la nature originelle commande la morale, d'où le postulat fondateur de bonté naturelle. Fonder le droit sur le fait, c'est opérer un retournement sémantique et ‘« partir de ce que l'homme est en réalité pour démontrer ce qu'il devrait être »’ 964.

Ce n'est pas la position d'Eric Weil pour qui ‘« la nature ne prescrit rien »’ 965... Comment en effet soutenir le développement libre et naturel de l'enfant et en même temps présupposer qu'il est déjà-là tout inscrit dans sa nature ? Il y a là une évidente contradiction : il manque à l'Education nouvelle de faire sienne la distinction kantienne entre fait et sens, celle de « penser le sens » à l'écart du fait et de « comprendre le fait » sans tenter d'en tirer le sens966. L'éducation morale, comme l'éducation "tout court", doit être pensée en dehors de la nature et de ses lois : on ne peut pas faire autrement à partir du moment où on choisit la liberté pour l'enfant.

L'Education nouvelle parvient-elle à "sauvegarder", comme elle le croit, la nature intégrale de l'enfant ? Elle pense le faire en refusant d'instituer une pédagogie unique pour tous, de préconiser certaines méthodes pédagogiques des écoles nouvelles plutôt que d'autres, de poser a priori sur l'enfant un profil précis à éduquer. Cependant, malgré leurs convictions, les pédagogues nouveaux ne se sont pas toujours contentés "d'un laisser-aller la nature". C'est qu'ils étaient tenus de faire la preuve de la supériorité de leurs systèmes... Propagande oblige !

Il est remarquable cependant de voir Ferrière réagir vigoureusement aux propos de Gino Ferretti967, dont il juge les conceptions un peu trop excessives et inexactes en raison de sa méconnaissance des types psychologiques : ‘« ne croit-il pas qu'il faut distinguer "l'être" et le "devoir être" ; et que, avec l'imperfection de notre capital héréditaire et la complexité de notre culture, il serait vain de s'attendre à ce que le "devoir être" naisse spontanément de "l'être" ? »’ 968 Devant l'imperfection de la nature humaine comme de la société, il serait illusoire de chercher un idéal dans l'enfant, comme dans la culture actuelle. Mais Ferrière ne fait-il pas ici que remplacer une position "crûment" naturaliste par une position plus scientifique mais qui demeure naturaliste dans son fond ? La nature même sous couvert de typologie reste le modèle à suivre.

Un peu plus tard dans un numéro de Pour l'ère nouvelle spécialement consacré à Pestalozzi, et en contradiction avec ce qu'il disait en novembre 1926, Ferrière introduira un sous-titre particulièrement significatif dans la présentation de ses Lettres sur l'éducation première : ‘« Greffer ce qui doit être sur ce qui est »’ 969... En réalité, Pestalozzi parle dans ce paragraphe de la responsabilité d'une mère dans l'éducation du "coeur" de son enfant qui prend racine dans l'amour maternel qu'elle aura su lui donner. Au quatrième congrès international d'Education morale de Rome en 1924, où l'on débat de la possibilité d'un code de morale universel comme base de l'éducation, Ferrière plaide pour la définition d'un code qui serait l'heureuse fusion de la théorie - psychologique ou sociologique - et de la pratique : ‘« l'être et le devoir être, la science et la morale, sont deux aspects, l'un théorique, l'autre pratique de la vérité une et universelle »’ 970. Il place explicitement la morale sous la tutelle scientifique : les règles morales se fonderaient sur ‘« la biologie, la psychologie et la sociologie dynamiques »’ 971. Une science infaillible ne peut qu'aider à la propagation d'une hygiène morale.

Ainsi, Ferrière précise à Elseneur en 1929 ce que le précepte de Pindare « Deviens ce que tu es » signifie pour lui : ‘« Réaliser pleinement son type »’ 972. En d'autres mots : tendre vers la perfection naturelle, que chacun possède en propre, qui doit s'épanouir par les procédés de l'Education nouvelle et se révéler ‘« dans l'ensemble de la conduite du "comportement" »’. Le type est donc ce qui est inscrit dans la nature de chacun. Le type est observable dans le comportement. Ferrière croit sauver la différence dans la pluralité mais à la condition d'un déterminisme naturel presque absolu.

Mais au demeurant, n'est-ce pas le propre du naturel de représenter à la fois ce qui est nécessairement et ce qui devrait être ? Le modèle est dans la nature, c'est ce qui distingue et caractérise toute la philosophie de l'Education nouvelle selon le Père Varkonyi : ‘« l'optimisme naturaliste lui-même n'est pas autre chose qu'une théorie de la valeur, une théorie qui considère les forces, facultés et tendances manifestes et cachées de la nature humaine comme les valeurs suprêmes et uniques »’ 973. Si la nature est bien une valeur pour l'Education nouvelle, il ne s'agit pas, précise Varkonyi, de l'entendre dans le ‘« sens étroit du terme »’ 974, il ne s'agit pas d'imposer aux tendances naturelles une ‘« norme de valeurs »’ 975 toute constituée, mais plutôt de respecter en l'enfant l'élan vital tel que le conçoit Ferrière. Il s'agit plutôt d'une sorte de valeur formelle, sans contenu, puisqu'on ne peut déterminer à l'avance ce que la nature va devenir. Seul le développement que manifeste la nature aurait valeur en soi pour l'éducation. En réalité, les pédagogues nouveaux ne peuvent pas se contenter de légitimer "ce qui est", ils ne peuvent pas se borner à suivre le simple développement de cette nature. A travers ce qu'ils observent de la nature enfantine, à travers leur façon de l'observer, ils ne cessent de sélectionner "ce qui devrait être" dans la nature de l'enfant. Sans jamais s'apercevoir que leur "façon de voir" parce que trop partielle est trop souvent lourde de partialité.

Notes
961.

L'idée de nature en France (tome 1), op. cit., p. 252.

962.

Ibid.

963.

Ibid.

964.

Id., p. 341.

965.

« De la nature » in Philosophie et réalité, op. cit., p. 362.

966.

M. Soëtard, « La praxis pestalozzienne entre poiesis et theoria », Education et Recherche, 1995, n° spécial 1 Denkmal Pestalozzi, pp. 178-190.

967.

Professeur à l'Université royale de Catane, en Italie.

968.

« Simple note », suite à l'article de G. Ferretti, « L'éducation poétique dans mon Ecole inventive », P.E.N., n°23, novembre 1926, p. 165.

969.

« Lettres de Henri Pestalozzi sur l'Education première », P.E.N., n°25, février 1927, p. 34.

970.

« Commentaires aux relations concernant le premier thème », in Quatrième congrès international d'Education morale : Rome 1926, op. cit., p. 124.

971.

Id., p. 127.

972.

« La situation actuelle et l'avenir de la psychologie individuelle », congrès d'Elseneur, P.E.N., n°52, novembre 1929, p. 269.

973.

Ces propos sont rapportés par Ferrière dans un article intitulé « "Le progrès spirituel" jugé par Hildebrand Varkonyi », P.E.N., n°47, mai 1929, p. 88.

974.

Ibid.

975.

Ibid.