De l'esprit scientifique à l'action morale

Non moins équivoque est une morale dite naturelle, qui se fait à la fois éthique et science. Cette ambiguïté résulte du double aspect de la notion de loi naturelle, qui s'apparente à la forme d'une loi positive, objet de science, et à une loi normative, objet d'éthique d'un ordre supérieur976. Et c'est toute la problématique de l'Education nouvelle qui tente inlassablement de réunir science et morale.

L'éducation morale est-elle éducation à la vérité ? Pour les tenants de l'Education nouvelle, il ne fait aucun doute que la vérité est "le chemin vers le bien". Scientifique ou religieuse, la vérité a pour effet de développer une forme d'esprit qui donnera la force de choisir le bien. Là encore, c'est le fondement de l'éducation sur la nature qui justifie cette idée : si la nature humaine est raison, alors la morale naturelle sera fondée sur la raison. A l'universalité de la raison, ou du savoir, on ne peut que substituer une universalité de la morale.

Nombreux furent les pédagogues nouveaux qui croyaient fermement dans l'avènement en chacun d'un esprit scientifique dont dépendrait l'avenir moral de l'humanité entière. L'idée selon laquelle un bon développement intellectuel est susceptible d'introduire à la moralité, est donc une idée chère aux pédagogues nouveaux, psychopédagogues comme sociopédagogues. Mais autant les psychopédagogues pensaient que le développement d'une nouvelle forme d'esprit scientifique en chacun serait initiatrice de progrès moral et social, autant les sociopédagogues pensaient qu'il était indispensable à l'homme pour ne pas se laisser distancer par le progrès technique et scientifique. Dans le second cas, le progrès technique a valeur en lui-même, seul le décalage entre progrès technique et développement humain est nocif.

Deux personnalités françaises de l'Education nouvelle étaient particulièrement attachées à cette idée : il s'agit de Wallon et de Langevin. Dans un numéro spécial de Pour l'ère nouvelle consacré à Langevin, peu après son décès, Wallon souligne l'importance que Langevin accordait au développement des sciences pour le progrès moral de toute l'humanité : ‘« Jamais Langevin n'a voulu séparer l'instruction du développement des connaissances, de l'éducation totale, ni l'éducation des rapports entre individu et société. Comme il avait opposé la nature et l'esprit pour en montrer l'unification par le progrès des sciences, il oppose la personnalité de l'homme et la réalité sociale »’ 977. C'est bien sûr l'individualisation poussée à l'extrême qui est néfaste à la société, et donc aux individus. Wallon reprend à son compte les convictions de Langevin : ‘« Mais voilà ! Un déséquilibre croissant s'accuse entre le progrès des connaissances scientifiques, source de techniques chaque jour plus puissantes, et la trop lente transformation de nos idées morales, de nos moeurs, de nos structures sociales, beaucoup plus étroitement emprisonnées dans des traditions de croyances ou d'intérêts. (...) Il faudrait, pense-t-il, hâter l'avènement des sciences humaines qui appliqueraient aux problèmes que pose l'existence de l'homme en société le même esprit de recherches objectives qui anime les sciences de la nature. Que ne pourrait pas faire l'éducation pour préparer cet esprit en même temps que se forme celui de l'enfant ! »’ 978 L'école porte la lourde responsabilité de travailler à cet équilibre social qui se traduirait par un ‘« progrès simultané de l'individualisation et de la solidarité »’ 979. Langevin va plus avant encore dans cette confiance en la science et en l'éducation de l'esprit scientifique, il décrit les progrès scientifiques comme des étapes vers le développement moral croissant de l'humanité, la science a pour effet non d'abord de maîtriser la nature mais de rapprocher les hommes en créant entre eux une réelle solidarité : ‘« la Science nous donne seulement par surcroît la possibilité de dominer les forces naturelles par les moyens de la technique : mais son but suprême est d'ordre moral et humain : c'est ’ ‘la représentation du monde par l'esprit’ ‘ »’ 980.

Un progrès moral solidaire du progrès scientifique, c'est un point de vue déjà défendu au congrès de Nice tant par les psychopédagogues tels que Piaget, que par les sociopédagogues tels que Wallon ou Langevin. Tous appellent avec force cette nouvelle forme d'esprit qu'ils disent capable de s'adapter au progrès et de le diriger. Mais c'est aussi à partir de Nice qu'il devient possible de cerner avec plus de précision ce que les pédagogues rejettent, ils disent de façon plus ouverte ce qu'ils veulent combattre, autrement dit ce qui selon eux constitue le mal. Quel est-il ? Pour les pédagogues nouveaux, il apparaît nettement que le mal a pour racine l'ignorance, pour fondement l'erreur et le subjectivisme, et pour forme la dispersion et l'égocentrisme. Sur ce point, tous semblent se retrouver : le mal est visiblement social, malheureusement c'est en chacun qu'il prend sa source. L'homme ne veut pas le mal, il n'a pas la responsabilité directe du mal social, mais son ignorance risque de créer les conditions de son implantation. C'est pourquoi tout ce qui ira dans le sens d'une humanité plus solidaire ira aussi dans le sens de son perfectionnement moral. Qu'il s'agisse de science pour Wallon ou Langevin, de raison pour Ferrière, d'esprit de coopération pour Piaget ou de pensée loyale pour Claparède, la conviction de l'Education nouvelle demeure que la moralité peut et doit se développer dans une nouvelle forme d'esprit qui fera agir l'homme dans le sens du bien de l'humanité.

Déjà en 1928, dans un article sans doute dû à la plume de Ferrière, il est dit que la science n'est pas un but en soi pour l'homme, alors que l'éducation nouvelle est susceptible de lui fournir un but : ‘« conserver et accroître la puissance de l'esprit »’ 981 et des moyens ‘« ceux que révèlent la science et le bon sens »’ 982, puisque ‘« Science et bon sens : l'universel et l'individuel (qui), réunis, font une personnalité »’ 983. Et s'appuyant sur Langevin et sur Bergson, Ferrière voit même dans ces deux mots - science et bon sens - la définition de l'Education nouvelle : ‘« La science, selon M. Paul Langevin, et le bon sens, selon M. Henri Bergson, unis en une collaboration féconde, voilà ce qu'est l'Education nouvelle »’ 984. Autrement dit l'Education nouvelle opère cette surprenante synthèse de constituer à la fois pour l'homme un but et les moyens d'y parvenir... Il ne s'agit pas pour Ferrière de renier la science en faveur du bon sens, ainsi quand la question devient morale, il demeure convaincu que la morale doit se fonder sur la science : ‘« S'il est vrai que la morale soit l'hygiène de l'âme, écrit-il en commentaire critique d'un livre, que l'hygiène, comme toute science pratique ait une contrepartie théorique, dans l'espèce la psychologie et la sociologie, c'est à ces deux dernières sciences qu'il fallait s'adresser en tout premier lieu. La psychologie génétique, a-t-on dit, n'indique pas les buts à atteindre. Est-ce bien certain ? »’ 985

Mais la connaissance du bien est-elle suffisante à faire la moralité d'une action ? Et quelle valeur morale aurait une action qui irait de soi ? Quelle place pour la décision et la responsabilité ? Une action morale peut-elle se faire de manière "conventionnelle", c'est-à-dire socialement admise ou reconnue comme telle ? Autant de questions qui demeurent sans réponse dans l'Education nouvelle dès qu'elle dissocie l'origine du mal de la décision humaine, dès qu'elle place l'homme comme victime et non comme acteur direct du mal.

Comme Paul Ricoeur le dit, de telles conceptions enlèvent à l'homme ce qui fait sa moralité, l'imputation. Se reconnaître responsable, c'est renoncer aux explications, ‘« c'est prendre sur soi l'origine du mal »’ 986. Faire le bien en sachant que faire le mal est possible, voilà le signe d'une réelle liberté morale, elle réside tout entière dans le choix. Mais comment y parvenir - et c'est l'objection de Ricoeur - quand tout autour de moi me dit "que ce n'est pas de ma faute", que tout est scientifiquement expliqué et que la nature est en son fond uniformément bonne ?

Les pédagogues nouveaux - c'est leur position théorique - se maintiennent à la positivité du problème moral : ils expliquent la morale, qui est fondamentalement une question de sens, par des faits observables, par de la science. Comment la science des faits qu'est la sociologie, la science des comportements qu'est la psychologie permettent-elles de donner une compréhension de ce qu'est la morale en elle-même et non pas simplement une explication de ce qu'elle montre concrètement ? Ainsi, selon Eric Weil, les tentatives sociologiques, historiques ou psychologiques, ‘« se caractérisent par la volonté d'expliquer les morales à l'aide de concepts relevant de la causalité et les considèrent non comme phénomènes (car le phénomène se décrit et s'analyse, il n'est pas, essentiellement, objet d'explication), mais comme événements »’ 987. L'écueil est alors de réduire la morale à ce qu'elle n'est pas car ‘« la recherche des causes peut continuer sans que jamais se pose la question du sens des phénomènes... »’ 988 .

L'action morale ne peut se décider que librement, par décision volontaire pour le bien. La question de la morale ne peut pas se poser de manière scientifique, parce qu'elle risquerait de se maintenir à la description-compréhension du comportement et non à la prise de conscience morale, et donc individuelle, d'une intention.

Notes
976.

J. Ehrard, L'idée de nature en France (tome 1), op. cit., pp. 395-396.

977.

« Préface », P.E.N., numéro spécial intitulé Paul Langevin. Ecrits philosophiques et pédagogiques, n°6-7, mars-avril 1947, p. 166.

978.

Ibid.

979.

Ibid.

980.

« Contribution de l'enseignement des sciences physiques à la culture générale », P.E.N., numéro spécial intitulé Paul Langevin. Ecrits philosophiques et pédagogiques, art. cit., p. 180. (Ce texte est en réalité celui d'une conférence de Langevin faite le 11 juin 1931.)

981.

« Editorial », P.E.N., n°34, janvier 1928, p. 1.

982.

Ibid.

983.

Ibid.

984.

Id., p. 2.

985.

« Livres », note de lecture sur le livre de Benoit-Bouché intitulé L'éducation morale, P.E.N., n°54, janvier 1930, p. 19.

986.

P. Ricoeur, Le conflit des interprétations. Essai d'herméneutique, Paris, Ed. du Seuil, 1965, p. 422.

987.

Philosophie morale, Paris, Vrin, 1987, p. 78.

988.

Id., p.80.