Du bien au bonheur

L'Education nouvelle a besoin de croire à l'idée de nature, celle-ci lui permet de s'opposer à ce qu'elle ne peut accepter dans le monde, dans la société. Cette forme de pensée n'est pas nouvelle, déjà au siècle des Lumières, une existence naturelle était prônée comme seule voie d'accès au bonheur : il suffit à l'homme de ‘« développer sans contrainte extérieure les virtualités de sa nature pour être à même de goûter le beau, de connaître et pratiquer la vertu, de mériter - si elle existe - la vie éternelle, et de jouir ici-bas des bienfaits de la vie sociale »’ 989. Il suffirait dès lors de suivre le développement de sa nature pour parvenir à une jouissance éthique autant qu'esthétique.

L'homme n'est pas libre de choisir ou non le bonheur, il est dans sa nature de le rechercher : ‘« L'aspiration au bonheur est inscrite en nous comme un besoin élémentaire »’ 990. Au XVIIème siècle, on soutenait aussi l'indissociabilité d'un bonheur individuel et d'un bonheur social. La satisfaction de ce besoin fondamental qu'est le bonheur résumerait alors toute l'activité et la pensée humaines. Il est d'ailleurs selon Rosset, l' ‘« unique objet de connaissance et d'intérêt philosophique »’ 991, la seule raison d'être, la seule fin, le seul critère humain. L'homme serait par conséquent mis en "devoir" de faire son propre bonheur, il n'en aurait pas le choix. En cela, il fait partie de la nature et reste soumis à la satisfaction de ses propres besoins.

Selon Eric Weil, si l'homme fait partie de la nature, il s'en distingue cependant parce qu'il est cet animal qui se caractérise par sa propension à changer. Il peut passer d'un état "naturel", un état de satisfaction de ses besoins, à un état social, un état où il s'impose des lois. Dès lors il ne lui reste qu'une seule question : son bonheur qu'il peut faire et défaire de deux façons, soit ‘« parfaire la civilisation »’ et se libérer des désirs artificiels (état social), soit ‘« retourner aux origines »’ et satisfaire ses besoins naturels (état naturel)992.

L'homme n'est donc homme qu'en tant qu'il se donne des projets : ‘« Je continue d'appartenir à la nature ; ce qui me différencie de l'animal, c'est que, précisément parce que j'ai des projets, (...) je sais que je reste lié à l'animalité et au sort de l'animal, tout en sachant que, par ce savoir, je ne suis pas entièrement animal »’ 993. L'homme n'est donc pas un animal comme les autres, s'il appartient à la nature, il peut agir contre elle, il peut se détacher de sa nature en se donnant un "projet d'humanité", un projet moral, et ce malgré la mort qui montre l'absurdité de tout projet de domination de la nature. A l'inverse de l'animal, l'homme ne peut se résoudre à la mort, au fini, à la fin de toutes les possibilités. C'est pourquoi selon Rosset, l'homme place la mort à la fois comme loi de la nature et comme fait artificiel. ‘« En tant que naturelle, la mort est universellement acceptée ; en tant que factuelle, universellement déniée : cette contradiction traduit l'hétérogénéité radicale, entre, d'une part l'ordre de la nature, d'autre part l'ordre des faits »’ 994. A l'inverse du bonheur qui est recherche de sens pour la vie humaine, la mort est absurdité.

Les pédagogues de l'Education nouvelle posent que la moralité est source de bonheur pour l'homme : le bien est "ce qui doit advenir", ce qui doit être réalisé, ce qui est en attente de réalisation, ce que l'homme a pour tâche de réaliser pour son bonheur. Mais ne mêlent-ils pas ainsi ce qui doit rester dans l'ordre des faits, le plaisir naturel, avec ce qui ne peut être qu'en projet, la moralité ? Ce n'est pas tant pour réaliser son bonheur que l'homme a à se moraliser, que pour devenir homme : c'est en ce sens que la moralité participe à la réalisation de son bonheur, au delà de son plaisir naturel. Selon Kant, s' ‘« il est impossible de faire produire la moralité aux principes de recherche du bonheur »’, il reste que celui-ci constitue ‘« le second élément du bien suprême, mais cependant de manière à ce qu'il ne soit que la conséquence, conditionnée moralement, et pourtant nécessaire de la moralité »’ 995. Mais dès qu'on place la morale dans l'optique de la poursuite du plaisir naturel, on la réduit à une subordination des intérêts particuliers. Alors que la morale est la fin ultime de l'homme.

Notes
989.

J. Ehrard, L'idée de nature en France (tome 1), op. cit., p. 252.

990.

L'idée de nature en France (tome 2), op. cit., p. 543.

991.

L'anti-nature, op. cit., p. 77.

992.

« De la nature » in Philosophie et réalité, op. cit., p. 355.

993.

Id., p. 358.

994.

L'anti-nature, op. cit., p. 85.

995.

Critique de la raison pratique, Paris, P.U.F., 1989, p. 128.