Les psychopédagogues : refus de l'imputation

Une idée se maintient pour le pédagogue nouveau, celle de ne pas oeuvrer contre "des mauvaises tendances" de l'enfant, mais pour un développement, qui, s'il s'effectue normalement sera nécessairement bon. L'enfant épanoui et "comblé" par la nature se trouve dans l'impossibilité d'agir mal. L'observance des lois psychologiques de développement chez l'enfant ne peut qu'être "couronnée" de succès.

Ainsi Maria Montessori pense que l'origine du mal réel provient de la non-satisfaction des besoins fondamentaux de l'homme, qu'ils soient physiques ou psychiques. Il n'y a donc pas de méchanceté voulue, ni de véritables méchants, il n'y a que des victimes de l'ambiance de vie dans laquelle ils ont grandi. ‘« Ces hommes sont "méchants", dit-on. Mais, si on les observe bien, ce n'est pas vraiment de méchanceté qu'il s'agit, mais d'états morbides et d'erreurs sociales »’ 1030. Et cela, seule la science positive peut l'expliquer, comme elle seule est à même d'expliquer la véritable source de la moralité, car elle seule a permis de révéler ‘« les infections morales de l'ambiance »’ 1031. Mais, constate Maria Montessori, les hommes n'ont pas encore compris le message de la science, c'est pourquoi, il n'y a toujours pas de vraie moralité. La science, au contraire de l'homme, est à l'image du pardon chrétien, elle excuse le délinquant - celui qui agit à l'encontre des règles de la société - parce qu'elle peut comprendre les circonstances qui l'ont poussé à agir ainsi et parce qu'elle sait qu'il n'a pas agi de sa propre liberté. Il n'y a donc pas de mal en soi mais des circonstances, le plus souvent sociales, responsables du mal.

Cette propension à tout axer sur la psychologie fait irrésistiblement glisser l'idée de la morale pour les pédagogues nouveaux dans le domaine de l'hygiène. Il y a un bon état moral solidaire d'un bon état physique, ainsi ‘« Le "mal faire" est toujours conditionné, il est toujours la conséquence d'une cause extérieure à celui qui le commet »’ 1032. On ne peut être plus clair sur la non-responsabilité de l'homme devant le mal ! Il existe cependant, pour Ferrière, le mal est aisément identifiable dans ‘« l'égoïsme et le matérialisme contemporains »’ 1033, et pour Langevin, comme il l'a maintes fois expliqué, le mal naît du décalage entre progrès techniques et progrès moraux. Finalement, le mal est social puisqu'il est extérieur à l'homme.

Toute la psychologie sera utilisée non seulement pour comprendre les déviations que manifeste la nature enfantine, des erreurs de développement, et les traiter, mais encore pour les excuser : ni l'enfant, ni la nature ne sont responsables de ce qui ne va pas. Et ‘« l'on a tort de porter sur les mauvaises habitudes de l'enfant un jugement moral, alors qu'elles ont surgi spontanément de causes n'ayant rien à faire avec une volonté perverse »’ 1034, explique le Docteur Oltamare au congrès de Villebon. Le pédagogue nouveau croit en la bonté naturelle de l'enfant. Même Bertier, qui s'est beaucoup préoccupé d'éducation morale, et quoique catholique, dit se refuser à entrer dans la controverse qui divise les esprits jusque dans le christianisme... Il propose une autre attitude : ‘« Plaçons-nous ici en face de l'expérience et de la psychologie de l'enfant. Que constatons-nous ? Qu'il n'y a pas d'enfant sans défaut, mais qu'il y a beaucoup d'enfants sans vice »’ 1035. Autrement dit l'enfant mérite notre confiance et donc sa propre liberté. En définitive, c'est bien la conviction-mère d'un enfant naturellement bon et sincère qui autorise cette « liberté élargie » et progressive dont parle Bertier1036.

Mais alors, comment Bertier justifie-t-il l'exclusion d'un élève qui, en soi, représente un échec pédagogique ? Dans ce cas, explique Bertier, le système pédagogique ne peut pas être remis en cause mais il arrive que la nature récalcitrante de l'enfant ne lui soit pas adaptée. Par cet argument, Bertier présuppose deux choses : premièrement, la nature peut justifier l'exclusion d'un enfant considéré comme rétif à l'organisation d'une école nouvelle, deuxièmement, l'Education nouvelle ne peut pas connaître d'échecs. Pourtant, l'éducation nazie de la jeunesse allemande s'est inspirée de certains procédés de l'Education nouvelle et Mlle Carroi1037, qui est allée observer sur place, est frappée de la similitude entre les fondements et les pratiques de l'éducation nazie et ceux d'une éducation naturelle. Malgré le totalitarisme qui l'inspire, elle admire l'efficacité de cette éducation nazie dans la régénération de la race : ‘« Pourquoi nous, qui avons tant de raisons de travailler à régénérer notre race (et c'est par la femme qu'il faudrait commencer) n'instituons-nous pas abondamment pour nos jeunes citadines des camps analogues ? »’ 1038 ; et encore : ‘« n'eût été l'après-midi soumise au dressage politique, ce lieu eût apparu comme un lieu d'élection de la pédagogie nouvelle »’ 1039. Comment Mlle Carroi peut-elle minimaliser des différences profondes de finalités éducatives pour mieux défendre les méthodes pédagogiques de l'Education nouvelle ?1040 On imagine la réponse qu'auraient pu lui opposer certains pédagogues nouveaux. Une réponse qui ressemblerait à la prise de conscience de Bertier à Cheltenham qui reconnaissait que toute éducation peut servir des fins opposées, bonnes ou mauvaises, être une éducation qui libère ou une éducation qui asservit1041. Ou encore à la manière de Ferrière : une exhortation à sauvegarder l'esprit de la Ligue. D'ailleurs, l'éducation traditionnelle n'a pas fini de faire ses ravages, c'est ce que constate Ferrière en commentant l'ouvrage de Maria Montessori, L'enfant : « l'enfant vrai », ou « l'enfant nouveau » selon l'expression de Mme Montessori, est quasi introuvable dans la vie quotidienne. C'est que l'action déformante de l'éducation traditionnelle en a complètement faussé le développement et a fait de lui « un enfant pathologique »1042. Telle est encore l'interprétation personnelle et étonnante qu'il fait de la célèbre phrase de Rousseau : ‘« Tout est bien (dans l'âme enfantine) sortant des mains de l'Auteur des choses ; tout dégénère entre les mains de l'homme »’ 1043, de l'adulte, précise-t-il.

Sous le principe de la bonté naturelle revendiqué comme un dogme, les pédagogues nouveaux répugnent à attribuer à l'enfant la responsabilité d'actes immoraux. Il y aura toujours de bonnes raisons pour le disculper, soit par une pathologie psychologique, soit par l'influence d'un entourage incompétent qui n'a pas su respecter la croissance intérieure de l'enfant. C'est leur « leitmotiv » et ils le savent1044. La logique pédagogique de l'Education nouvelle l'impose : si aucun obstacle au bon devenir de l'enfant ne vient entraver la marche de sa nature, alors tout fonctionnera sainement tant au plan physique, qu'intellectuel ou moral quand il sera adulte. Mais n'est-ce pas encore refuser l'imputation, qui, selon Kant, signe le passage effectif à l'état de moralité, par la responsabilisation devant ses actes ? Dans la pensée kantienne, l'imputation est liée au concept de personne, puisque c'est ‘« l'acte par lequel on accepte qu'autrui nous considère comme personne responsable »’ 1045. Et cela implique de rompre avec son passé, avec sa nature.

Finalement, quelle est la place du mal dans le discours de l'Education nouvelle ? Comme nous l'avons vu, elle ne parle que très peu du mal, car il n'est pas naturel, il est une "aberration" de la nature. Seul le bien, même s'il est latent (force est de le constater), est "naturel", dans l'ordre de la nature. Le mal apparaît dans le désordre, dans le non-respect de cet "ordre de la nature". Car la nature est bonne en soi, le bien, c'est obéir aux lois de la nature. La nature sert donc de guide, elle est ordonnée et ses lois sont des ordres. La nature est ce qui doit être, elle est aussi la ligne de conduite du pédagogue de l'Education nouvelle dont Rousseau donne la maxime dans l'Emile : ‘« Observez la nature, et suivez la route qu'elle vous trace »’ 1046.

Notes
1030.

Pédagogie scientifique. Education élémentaire (tome 2), op. cit., p. 197.

1031.

Id., p. 196.

1032.

F. Walser, « La philosophie de la vraie liberté », P.E.N., n°30, juillet-août 1927, p. 133.

1033.

« Les Compagnons du monde », P.E.N., n°109, juillet 1935, p. 163.

1034.

« La crise de la puberté », congrès français d'Education nouvelle de Villebon (22-27 avril 1924), art. cit., p. 5.

1035.

« Education morale et sociale dans une école nouvelle », P.E.N., n°107, mai 1935, p. 109.

1036.

Mais une liberté bien encadrée par toute une organisation de l'institution qu'est l'Ecole des Roches. Le Rocheux se voit ainsi accordé au fur et à mesure des années des charges grandissantes qui ont pour but de développer son sens de la responsabilité « qui fait de lui une personne morale », selon Bertier (in « Education morale et sociale dans une école nouvelle », art. cit., p. 109).

1037.

Professeur de Lycée dans plusieurs lycées d'Europe et d'Afrique du Nord, adepte de l'Education nouvelle, a enseigné en Rhénanie et à Berlin à la jeunesse allemande dont elle fait une description élogieuse.

1038.

« Jeunesse allemande », P.E.N., n°111, octobre 1935, p. 233.

1039.

Ibid.

1040.

A remarquer que la revue ne relève pas cette contradiction étant donnée l'importance qu'elle accorde à la présentation de Mlle Carroi : un article long d'une trentaine de pages et diffusé en deux fois, en juin et octobre 1935.

1041.

Au contraire de Mlle Carroi qui écrivait en 1929 que « l'éducation ne peut être amorale. L'enfant est trop faible, trop ignorant pour faire choix » (in « Le travail de composition par équipes dans un lycée », P.E.N., numéro spécial consacré à l'Education nouvelle en France, n°49, juillet-août 1929, p. 160). C'est donc l'ignorance naturelle de l'enfant qui, selon Mlle Carroi, est garante sinon de sa "pureté" morale, du moins de sa naïveté en la matière.

1042.

« Livres », note de lecture, P.E.N., n°115, février 1936, p. 58

1043.

Ibid.

1044.

Ibid.

1045.

P. Valadier, Eloge de la conscience, op. cit., p. 171.

1046.

In Emile, op. cit., p. 49.