Les sociopédagogues : indifférenciation entre légalité et moralité

A la recherche de cette ‘« spontanéité du bien »’ 1047 dont parle Ferrière, les psychopédagogues, malgré leur réticence à intervenir trop directement sur le développement moral de l'enfant, s'aperçoivent qu'il y faut plus qu'un laisser-faire. Emerge alors tout le problème du dosage de la discipline en éducation sur lequel achoppent inexorablement leurs conceptions. Il n'est pas question de forcer les jeunes volontés de l'extérieur au risque de les voir suivre autant le bien que le mal : ‘« Aussi facilement qu'elles cèdent au bien aujourd'hui, elles céderont demain au mal »’ 1048. Eduquer moralement n'est pas faire appel au "bon vouloir" de l'enfant mais au "vouloir le bien". Et certains comme Ferrière auront vite fait de résoudre ce problème d'une belle formule : ‘« ’ ‘l'école active est l'éducation morale et sociale selon l'éducation nouvelle, conformes à la science de l'enfance et telles que les répand dans le monde la "Ligue internationale pour l'Education nouvelle"’ ‘ »’ 1049. La « spontanéité du bien » aurait donc besoin d'une atmosphère spécifiquement morale au sein de l'école pour pouvoir se développer. Un axe privilégié par les sociopédagogues.

Les sociopédagogues, on le sait, attachent une grande importance à l'installation dans l'école d'une véritable communauté. Leurs maîtres-mots de toujours sont : solidarité, entraide, fraternité, coopération... Autant de termes auxquels on pourrait accoler le mot "social". Déjà présente dans les deux chartes de la Ligue, la finalité sociale de l'école se confirme en 1948 quand le G.F.E.N. envisage la rédaction d'un nouveau manifeste : ‘« ’ ‘L'éducation consiste à favoriser le développement aussi complet que possible des aptitudes de chaque personne, à la fois comme individu, et comme membre d'une société régie par la solidarité. L'éducation est inséparable de l'évolution sociale ; elle constitue une des forces qui la déterminent’ ‘ »’ 1050.

Réformer la société par l'éducation, tel est le voeu incessant et grandissant des pédagogues nouveaux au risque de mettre l'école, comme nous l'avons vu, au service d'un idéal politique qui n'est pas vraiment le sien, même si cet idéal porte le nom de démocratie. Les circonstances de guerre ont sans doute favorisé ce "souci démocratique", qui est également celui de Dewey. Pour ce pédagogue, toute l'éducation morale a pour but de former des hommes aptes à construire et à vivre dans une société démocratique. Selon Dewey, comme nous le savons, une conduite morale est d'abord une conduite sociale. Et le signe de la moralité, c'est l'unité sociale, celle des individus dans la société. Cette unité caractérise aussi la société idéale de la démocratie. Car la démocratie est morale en elle-même, elle est l'idéal vers lequel tendre, l'idéal auquel chacun et tous peuvent contribuer, parce que tous et chacun y trouveront leur bonheur.

Ces positions reposent sur l'idée d'un lien de dépendance dialectique entre moralité et socialité : soit l'apprentissage du "vivre ensemble" favorise le développement moral, soit inversement, l'éducation morale sert la formation sociale. Cependant, suffit-il de faire vivre les enfants en communauté pour qu'ils prennent conscience d'un bien et d'un mal, pour qu'un discernement devienne possible ? "L'homme social" ne fait que préparer "l'homme moral" mais l'un ne se résout pas dans l'autre, puisque la morale est d'abord affaire de conscience. Néanmoins, il est vrai, explique Valadier1051, que la société est à l'origine de cette prise de conscience, car elle introduit une séparation entre l'admissible et l'inadmissible. Une telle attitude constitue ‘« une sorte de miracle »’ car même si la prise de conscience morale se révèle par et dans la société, personne n'a pu encore en expliquer l'origine.

De leur côté, les sociopédagogues s'appuient sur l'idée de dispositions naturelles de l'enfant à bien vivre en société, sans s'interroger sur l'origine de ces dispositions. On sait que l'argument de la nature évite l'explication approfondie et autorise le postulat du : "puisque c'est ainsi...". Est-ce le fait de mettre les enfants en communauté qui favorise leur développement moral ou l'inverse ? Qu'est-ce qui est premier ? L'enfant est-il réellement et naturellement social, ou est-ce simplement sa condition naturelle qui l'oblige à vivre en société ? Il se produit ici une confusion entre un état social et un état de socialité effective que Bernard Charlot relève dans son analyse des dérives de l'idée de nature en pédagogie : ‘« définir l'enfance comme nature enfantine, c'est-à-dire par référence à une idée métaphysique de la nature humaine »’ 1052 conduit à une complète méconnaissance de la réalité sociale de l'enfant. Cette mise entre parenthèses des réalités sociales, ou « détour éducatif », caractérise la pédagogie idéologique pour laquelle ‘« l'éducation est socialisation dans la mesure où elle est moralisation »’ 1053.

De plus, comment affirmer en même temps que l'enfant est naturellement social, autrement dit adapté à une société donnée, et vouloir qu'il soit facteur d'évolution sociale ? Les écoles nouvelles européennes ont été la plupart du temps des milieux clos, complètement exilées des "corruptions citadines". Si l'Ecole des Roches est implantée à la campagne, explique Bertier, c'est que ‘« la formation morale d'un enfant est singulièrement facilitée, mieux orientée, plus naturellement portée vers les sommets quand elle consent à s'arracher, une fois pour toutes, à la vie frelatée et aux tentations malsaines des villes »’ 1054. Ferrière va dans le même sens que Bertier, tout en constatant qu'établir ces écoles à la campagne ‘« constitue un milieu plus ou moins artificiel du point de vue d'une société »’ 1055... Dans ces conditions, on peut légitimement douter du transfert possible des acquis "de la vie communautaire" d'enfants élevés selon les principes de l'Education nouvelle mais le plus souvent ignorants de la réalité sociale. Cela renforce l'idée que, pour les pédagogues nouveaux, le mal est extrinsèque à l'homme, il ne provient pas de l'individu mais de l'impuissance des individus réunis en collectivité à vivre ensemble.

Selon Bernard Charlot, c'est seulement dans l'explication de la corruption de la nature que s'établit la distinction entre pédagogies nouvelles et pédagogies traditionnelles. Pour ces dernières, la corruption est première, tandis que pour les pédagogies nouvelles, la corruption est seconde et toujours d'origine sociale. Appuyer l'éducation sur la nature, c'est en même temps établir que l'origine du mal est sociale. C'est pourquoi le rapport de l'Ecole nouvelle à la société est toujours artificiel : ‘« L'école nouvelle se veut naturelle par rapport à l'enfant ; mais cela l'oblige à être artificielle par rapport à la société globale »’ 1056. Ce qui justifie en soi l'isolement des écoles nouvelles. Mais suffit-il d'éloigner les enfants de la société jugée "mauvaise", de veiller à leur éducation sociale pour que se régénère la société ? De même, la réalisation de petites démocraties dans les écoles est-elle la condition nécessaire d'un futur ordre social démocratiquement organisé ? Inversement, peut-on être sûr d'aider à la socialisation d'un enfant en développant en lui des qualités éthiques personnelles ?

L'Education nouvelle, malgré ses idéaux, ses espoirs de construction sociale, d'humanité concordante, s'est bien souvent limitée à cet aspect social de l'éducation morale. Dans ces conditions, comment peut-elle éviter le risque de faire de l'enfant un moyen au service de la régénération d'une bonne société ? L'obéissance à la loi n'est pas non plus signe de moralité, même si elle est une sorte de "passage obligé". Mais l'erreur des sociopédagogues de l'Education nouvelle est d'avoir cru "y reconnaître" la moralité. Obéir à la loi communautaire des écoles nouvelles est plus l'indice d'un comportement de conformisme social que d'un comportement moral. Un comportement social n'est pas forcément moral, il ne dit rien sur l'intention qui l'a généré.

On pourrait ici s'appuyer sur la distinction fondamentale que Kant établit entre "légalité" et "moralité", l'agir "par devoir" et l'agir "selon son devoir". La légalité marque l'action reconnue socialement, celle qui obéit à la loi par devoir. Une action "légale" n'appelle aucun questionnement moral. Il suffit pour la légalité que l'individu accepte de se soumettre, de se conformer à des lois sociales mais qui lui restent extérieures, qui demeurent hétéronomes. Au contraire, l'action véritablement morale dépend essentiellement de l'intention de l'individu, de son choix personnel en direction du "bien".

Notes
1047.

Ferrière emprunte cette expression à Parodi dans le commentaire qu'il fait de son ouvrage Les bases psychologiques de la vie morale paru en 1928. Selon Parodi, cette spontanéité du bien ne peut se réaliser que dans et par la société (in Bureau International d'Education, « Bulletin n°10 », P.E.N., n°44, janvier 1929, p. 25). De plus, Parodi définit l'éducation morale comme le graduel apprentissage de la liberté (in E. Delaunay, « Chronique française », P.E.N., n°46, avril 1929, p. 65). Ces idées ont su provoquer l'adhésion des pédagogues nouveaux et l'ouvrage de Parodi sera cité et commenté à plusieurs reprises dans les colonnes de la revue.

1048.

Maria Boschetti-Alberti, « La discipline dans la liberté », P.E.N., numéro spécial consacré à l'éducation nouvelle en Italie, n°23, novembre 1926, p. 167.

1049.

« La lutte pour la paix universelle et l'éducation nouvelle », congrès français de Villebon, P.E.N., n°13, hors série 1924, p. 28.

1050.

F. Seclet-Riou, « Le congrès international de Bruxelles », P.E.N., n°1, mars-avril 1948, p. 27.

1051.

Eloge de la conscience, op. cit., pp. 133-134.

1052.

La mystification pédagogique, op. cit., p 216.

1053.

Id., pp. 68-69.

1054.

L'Ecole des Roches, op. cit., pp. 9-10.

1055.

« Les écoles nouvelles à la campagne » in The creative self-expression of the child, op. cit., p. 107.

1056.

La mystification pédagogique, op. cit., p 139.