L'illusion d'un état naturel

Nous l'avons vu, les pédagogues nouveaux amalgament l'idée d'une nature bonne avec la connaissance ou la perception innée de la distinction entre le bien et le mal. L'enfant sait intérieurement et instinctivement ce qui est bien ou mal, il le sait ensuite de manière empirique puis rationnelle lorsqu'il agit bien ou mal. Il est vrai que leur inspirateur direct qu'est Rousseau situe la racine du bien dans le sentiment de l'existence : l'homme qui se sent exister sait d'instinct ce qui est bien. Même si les pédagogues nouveaux évitent de se questionner sur la nature de cet instinct du bien qui est à l'origine de leurs conceptions d'une éducation morale, pouvaient-ils procéder autrement qu'en faisant le pari de cette bonté naturelle, qu'en posant l'innéité de la connaissance du bien ? Leur parti-pris positiviste sur la nature enfantine les oblige à ce silence conceptuel s'ils ne veulent pas abandonner leur prétention émancipatrice sur l'enfant, que constitue pour eux l'Education nouvelle.

Sans vouloir nier le mal, les écrits des pédagogues nouveaux montrent qu'ils l'extériorisent complètement de l'état de nature. Alors que pour Eric Weil, l'homme à l'état naturel n'est ni bon ni mauvais, il n'est pas moral, et pour le devenir, il doit être éduqué : ‘« L'individu doit être amené au bien, il doit être éduqué - et donc pouvoir l'être - pour vouloir le bien et pour fuir le mal »’ 1066. Sans éducation, l'homme ne peut accéder à la moralité, sur ce point, Weil rejoint Kant et Rousseau. Dans l'état de nature, selon Kant, l'homme est né inachevé et incomplet, déterminé par le donné naturel, dans un "état d'animalité" qui n'est pas un état de liberté mais qui autorise cependant sa liberté. Celle-ci se manifeste quand l'homme décide volontairement de rompre avec sa nature première pour atteindre un état moral, "l'état d'humanité". Comme Rousseau, Kant pose qu'avant d'être moralisé, d'agir moralement, volontairement, conformément à la loi morale, l'homme n'est pas immoral, il n'agit pas "mal", il est amoral, ignorant et "animal" : ‘« ...c'est la ’ ‘loi morale’ ‘, dont nous avons immédiatement conscience (dès que nous formulons des maximes de la volonté), qui s'offre ’ ‘d'abord’ ‘ à nous et nous mène directement au concept de la liberté »’ 1067.

Les pédagogues nouveaux avaient bien saisi cet état d'indistinction morale et originelle de l'enfant, mais leur erreur est de s'être arrêtés à cet état naturel de l'enfant, à cet état de nature décrit par Rousseau, Kant et Pestalozzi. C'est là, selon Michel Soëtard, la « fatale illusion » d'une éducation naturelle, car : ‘« à vouloir réaliser un tel état en ce monde historique investi par le fait industriel, on s'expose à des contradictions sans issue. L'éducation, comme le travail, est née d'une rupture d'avec la nature »’ 1068. Les pédagogues nouveaux manifestent une compréhension trop courte de Rousseau, comme de Pestalozzi, pour qui l'état de nature est une phase inéluctablement dépassée.

Notes
1066.

Philosophie morale, op. cit., p. 19.

1067.

Critique de la raison pratique, op. cit., p. 29.

1068.

« L'éducation nouvelle, une illusion perdue ? », op. cit., p. 239.