1. L'unanimité d'une liberté de principe

C'est pourquoi, bien des débats dans la Ligue tourneront autour du degré de liberté à accorder aux enfants et donc de celui à introduire dans les méthodes des écoles nouvelles. En réalité, ce degré de liberté est fonction du dogme de bonté naturelle, ou encore du niveau de confiance à concéder à la nature enfantine. Si l'enfant possède un fond de bonnes tendances instinctives, alors on ne peut lui refuser une liberté quasi totale. ‘« Je crois intimement, écrit Neill en tête de son ouvrage essentiel, que l'enfant est naturellement sagace et réaliste et que, laissé en liberté, loin de toute suggestion adulte, il peut se développer aussi complètement que ses capacités naturelles le lui permettent »’ 1071. Au contraire, l'introduction d'un cadre organisationnel bien défini dans les écoles nouvelles est le signe d'une croyance mitigée en la bonté naturelle de l'enfant. A l'Ecole des Roches dont on connaît l'organisation sans failles, Bertier, dit parvenir à concilier autorité et liberté en éducation ‘« en ne séparant ni la liberté de l'ordre et de la responsabilité (...) ; ni l'autorité de son devoir de ministère et de service »’ 1072. Ce postulat d'une bonté naturelle de l'enfant est interprété fort diversement selon les pédagogues mais ils ont la conviction commune de concevoir la nature de l'enfant de façon positive, et donc d'en encourager le développement.

A l'époque où la Ligue n'était pas fondée, et où il n'était pas encore question de défendre un mouvement mais seulement une idée, celle de la liberté de l'enfant par une éducation renouvelée, les congrès internationaux d'Education morale se produisaient déjà mais dans un but tout différent. Ces congrès étaient nés du sentiment que devant le délitement de l'ordre moral, l'éducation avait une tâche spécifique à accomplir. C'est tout le sens de l'interpellation du discours inaugural au congrès de 1912 : ‘« Ne poursuivons-nous pas tous le même but, qui est de relever le niveau moral de l'humanité en considérant la formation du caractère comme fin à laquelle doit aboutir l'éducation ? »’ 1073. Quelque temps après, la Ligue se constitue dans une unanimité criante sur le principe de la liberté de l'enfant : ‘« Pour le développement de nos enfants, comme pour celui de l'humanité tout entière, dira Geheeb, nous avons besoin de liberté, de liberté comme moyen et comme base de l'éducation »’ 1074. Mais dès que les pédagogues nouveaux quittent les bancs confortables de leurs propres congrès pour s'aventurer sur les "terres" moins familières de ceux d'Education morale, ils ont à justifier ce principe de liberté devant des sceptiques sinon des adversaires obstinés. Il n'a pas été chose aisée pour Ferrière au congrès d'Education morale de La Haye de présenter une éducation naturelle et libérale à de farouches défenseurs de l'ordre moral.

Mais tout l'enjeu est bien là : ces congrès sont l'occasion de répandre "l'esprit" de l'Education nouvelle. Et ce n'est pas sans succès puisque, comme nous le savons, le troisième congrès d'Education morale sera organisé par l'Institut Jean-Jacques Rousseau à Genève en 1922 et présidé par Ferrière, puis Piaget présidera le comité exécutif international des congrès d'Education morale à Cracovie en 1934. Il reste qu'en participant activement à ces congrès d'Education morale, les pédagogues nouveaux font la démonstration explicite que la question de l'éducation morale est centrale pour leur mouvement, et surtout, ils inaugurent une façon originale de la penser en fonction de la liberté de l'enfant. L'idée de liberté, tout comme le concept de nature, servira de slogan fédérateur pour les pédagogues nouveaux. Elle est en premier moyen de se singulariser, de marquer sa différence, son originalité d'avec l'école officielle et traditionnelle. Ainsi dans la Ligue, comme nous l'avons vu, la question de la liberté ne cesse de rebondir de congrès en congrès : à Locarno en 1927, les discussions sont centrées sur « La liberté et l'éducation », et à Cheltenham en 1936, le même thème se répète sous la formulation « Education et liberté ».

Notes
1071.

A. S. Neill, Libres enfants de Summerhill, Paris, La Découverte, 1985, p. 25. Le postulat fondateur de l'Education nouvelle s'exprime avec force, sous la plume de Neill, par la réunion des deux mots "nature" et "liberté" dans la même phrase. Même si Neill parle à ce propos de « profession de foi », de « croyance », même s'il a voulu se démarquer ainsi d'une orientation de l'Education nouvelle qu'il jugeait trop rigoriste, il ne faut pas oublier que cette conviction de Neill doit beaucoup à la science, et dans son cas à la psychanalyse. En cela Neill peut justement être intégré parmi les éducateurs nouveaux même si ses méthodes sont reconnues « extrémistes » par la rédaction de Pour l'ère nouvelle en 1925 (n°16, juillet 1925, p. 6). Comme nous avons pu le voir, la plupart des pédagogues nouveaux expriment cette même foi en l'enfant mais qu'ils étayent plus ou moins ouvertement sur un fondement scientifique.

1072.

L'Ecole des Roches, Juvisy, Cerf, 1935, p. 242.

1073.

R. A. Van Standick, « Discours d'ouverture », Compte-rendu du deuxième congrès international d'Education morale à La Haye (22-27 août 1912), La Haye, Martinus Nijhoff, 1913, p. 16.

1074.

« La coéducation des sexes », congrès de Locarno, P.E.N., n°32, novembre 1927, p. 246.