2. Les variations d'un idéal

Malgré une unanimité de principe, l'imprécision règne. On dit vouloir la liberté pour l'enfant, on dit l'introduire dans les écoles, mais on hésite à s'accorder sur la direction qu'elle doit prendre, comme si l'on pressentait le risque de la voir s'engloutir dans un système. L'erreur des novateurs est certainement d'avoir voulu la produire, la concrétiser, alors qu'elle doit rester une idée à élaborer, un idéal à se donner, mais peut-être pas un aboutissement réalisé. Mais une liberté prédéfinie est-elle encore une liberté ? Une relecture rapide de l'évolution de l'idée de liberté dans les congrès de la Ligue est à ce sujet particulièrement éclairante.

L'esprit de liberté solidarise dès ses origines le mouvement de l'Education nouvelle, mais on ne sait pas bien alors de quoi il est fait. A Calais, où il est surtout question d'introduire plus de liberté dans les méthodes éducatives, Ferrière précisera cependant que ‘« La liberté, c'est donc la libération des tendances supérieures »’ 1075. Nussbaum ajoutera que l'Education nouvelle ne sait pas exactement de quoi elle parle lorsqu'elle souhaite la libération des facultés créatrices de l'enfant, qu'il met, lui, au compte du ‘« paradis perdu de notre propre spontanéité »’ 1076. Ces deux interventions sont exemplaires de l'attitude de la Ligue sur la question de la liberté : la liberté ne fait pas que s'exprimer spontanément, elle émerge parmi toutes les tendances que l'enfant manifeste, elle s'acquiert progressivement dans un esprit.

Jusqu'au congrès de Nice, on ne changera pas de position, on se bornera à justifier le postulat de départ : libérer les potentialités de l'enfant par des méthodes actives et fondées scientifiquement. L'importance de la science, comme cela a été abondamment démontré, ne fera que grandir de congrès en congrès. C'est ainsi qu'à Nice, Piaget défendra l'importance du développement de l'esprit scientifique qui, par un effet secondaire, ne peut que favoriser cet esprit de liberté.

A Cheltenham, le second congrès consacré à la liberté en éducation mais cette fois dans sa dimension sociale, on continue de plaider pour une liberté d'ordre psychologique de la personnalité, qui se nuancera toutefois d'une réserve émise par Hadfield : la liberté ne peut s'assimiler à la libération pure et simple des manifestations de la nature, telles que les tendances et les impulsions, il y faut un contrôle. Mrs Ensor continuera de croire avec certitude que le désir de liberté habite chaque homme, l'éducation ayant pour tâche de réaliser la liberté individuelle pour que chacun vive sa propre vie, mais, ajoutera-t-elle, celle-ci doit s'accommoder de la restriction due au bien de la société, ‘« en soumettant sa liberté au bien général »’ 1077. De même, Percy Nunn remarquera au cours du même congrès que le problème de la liberté se pose à l'école parce que celle-ci est d'abord une société. Autrement dit, c'est l'individu qui manifeste le désir de liberté mais c'est dans la société qu'elle se réalise.

D'ailleurs, la liberté n'est pas dans la nature originelle de l'enfant, cette dernière se caractérise plutôt par son indiscutable inégalité. De même, la société est tissée d'évidentes inégalités. Il faut donc suppléer à ce désordre à la fois naturel et social par une éducation fondée sur la science qui saura concilier les différences naturelles avec les besoins sociaux. C'est alors que l'orientation prend tout son sens. Il n'est plus question à l'époque moderne de se laisser prendre par le hasard du naturel, Wallon le soutient fermement à Cheltenham : ‘« l'homme doit s'affranchir de ce qui est simple hasard »’ 1078. La science a donné les moyens à l'homme de dépasser toute acceptation d'un déterminisme naturel, ainsi que toute ‘« conception purement contemplative de la liberté »’ 1079. Mais cela ne suffit pas.

Progressivement s'installe dans la Ligue, l'idée selon laquelle la liberté ne s'obtiendra que par une transformation radicale et de la société et de l'éducation, la seconde ayant pour fonction de préparer la première. C'est le point de vue que défendra Langevin et qui sera le plus souvent exposé dans la revue après la seconde guerre mondiale. La liberté devient dans la pensée des pédagogues nouveaux une question de justice sociale et l'école participe de plein droit à un projet sociopolitique de libération dans lequel en fin de compte chacun s'y retrouvera.

Les textes de Pour l'ère nouvelle montrent combien les variations de la notion de liberté sont solidaires de l'évolution globale de la Ligue, du développement d'une liberté d'ordre psychique vers une libération sociale. Des variations qui ne veulent pas entamer une certaine cohésion en faveur de liberté au sein de la Ligue. Il est cependant des interventions ponctuelles qui ont discrètement menacé cette apparente unisson en relevant parfois l'ambivalence du postulat d'une liberté qui se développerait à partir de la nature de l'enfant.

C'est, on se souvient, Wyneken à Locarno, le premier à réagir contre le paradoxe que constitue une liberté de principe qui aussitôt se voit travestie en liberté relative. L'idée de liberté, selon Wyneken, ne supporte aucune nuance sans courir le risque de se trouver par le fait même aussitôt "dénaturée". A condition d'admettre que la liberté dont on parle est celle du "possible" et non celle du "n'importe quoi". On se souvient aussi de la tentative de Bovet pour recentrer les débats : ‘« N'a-t-on pas pris pour une fin dernière, pour un but ultime, ce qui ne devait et ne pouvait être qu'un moyen ? »’ 1080. Cette intervention ne vient pas à l'appui d'une éducation à la liberté, mais d'une éducation par la liberté. Bovet estime que cette notion un peu galvaudée n'a de sens que si elle est orientée vers un but : ‘« être libre ne constitue pas un programme de vie. Il faut définir et préciser l'emploi qu'on fera de sa liberté »’ 1081. Autrement dit, être libre, c'est toujours être libre de faire quelque chose, la liberté ne se suffit pas à elle-même.

C'est quelquefois au nom d'un certain retour à la tradition contre une modernité de principe adoptée par l'Education nouvelle que certains orateurs font preuve d'une certaine clairvoyance sur la notion de liberté. Ainsi Codignola avertit au congrès de Nice qu' ‘« On ne peut pas déterminer d'avance la voie de la liberté, si on arrive à reconnaître que la liberté est la profonde loi de l'esprit. Le concept d'autonomie doit introduire dans l'éducation un esprit nouveau, mais ne peut pas déterminer une méthode nouvelle, sans se contredire »’ 1082. C'est selon Codignola l'origine des échecs de pionniers tels que Pestalozzi puisque  ‘« Une nouvelle méthode qui prétendrait être seulement une méthode de liberté ’ ‘ipso facto’ ‘ se transformerait inévitablement en un nouvel instrument de torture »’ 1083. Pour Codignola, la liberté est spirituelle et il tient à souligner que cette spiritualité-là n'a rien de commun avec la science. Il n'espère pas à l'inverse de nombreux éducateurs nouveaux trouver la réponse au problème de la liberté dans la science : ‘« il serait inutile de faire une recherche désespérée d'un contenu objectif nouveau de la science pour garantir le libre développement de l'activité spirituelle, puisque aucun contenu par soi-même n'a une valeur pour l'esprit et il n'y a pas de nouveauté vraiment vivante en dehors de la tradition »’ 1084.

Notes
1075.

« L'Ecole active », congrès de Calais, in The creative self-expression of the child, Londres, The New Education Fellowship, 1921, p. 96.

1076.

« L'enfant est-il capable de puissance créatrice ? », congrès de Calais, in The creative self-expression of the child, op, cit., p. 54.

1077.

« Séance d'ouverture. Allocution de Mrs Ensor », congrès de Cheltenham, P.E.N., n°121, octobre 1936, p. 228.

1078.

« Les rapports de la science avec la formation des personnalités libres », congrès de Cheltenham, P.E.N., n°123, décembre 1936, p. 295.

1079.

Id., p. 296.

1080.

« La liberté, but ou moyen », congrès de Locarno, P.E.N., n°31, septembre-octobre 1927, p. 175.

1081.

Ibid.

1082.

« Comment créer une culture propre à l'époque moderne », congrès de Nice, P.E.N., n°81, octobre 1932, p. 253.

1083.

Id., p. 255.

1084.

Ibid.