3. La liberté, un autre nom de la science

La liberté constitue donc une valeur commune dans l'Education nouvelle, même si celle-ci peut se comprendre dans des sens très différents. Cette diversité peut avoir des raisons historiques. Un pédagogue nouveau des premiers temps de la Ligue ne pense pas la liberté de l'enfant de la même manière qu'un pédagogue d'après la guerre mondiale1085. Mais ces "raisons historiques" ne disent rien sur ce qui constitue cette adhésion commune au principe de la liberté.

C'est, comme nous le savons, en appuyant scientifiquement leurs méthodes et moyens au plus près de la nature enfantine que les pédagogues nouveaux ont voulu rester fidèles à leur voeu initiateur de faire de l'Education nouvelle une éducation vers la liberté. Mais bien souvent, la science, de quelque ordre qu'elle soit, devient si prégnante qu'elle en vient à édicter des fins pour l'éducation. Bien souvent encore, ces fins sont reconnues tributaires des progrès humains de la connaissance. Dans les deux cas, on amalgame deux ordres de pensées, on fait reposer sur la science ce qui reste de l'ordre du sens. C'est aussi l'interrogation de Marc-André Bloch devant le "parasitage" de l'Education nouvelle par la psychologie de l'enfant : ‘« on ne pourra jamais déduire une morale de la science. Eh bien, il en est tout à fait de même des rapports à la science, à la psychologie scientifique de la pédagogie. C'est une attitude paresseuse que celle qui consiste à abriter le choix d'une pédagogie sous le manteau de la science »’ 1086. En réalité, les pédagogues nouveaux ne font que suivre leur science de référence, ils sont victimes de leur scientisme. Et de fin éducative "proclamée", la liberté est identifiée à la nécessité de la science.

C'est ici tout le problème de la confusion naturaliste entre l'ordre des faits et l'ordre du sens d'une éducation dite naturelle qui réapparaît à travers la question de la liberté en éducation. Bovet veut éviter cet amalgame des fins aux moyens, et en philosophe, il rappelle que les moyens de l'éducation doivent être donnés par la science tandis que les fins seront issues de la réflexion philosophique, mais Bovet, en scientifique, précise aussi que ‘« c'est en étudiant l'enfant aussi attentivement que possible, par tous les moyens qui sont à notre pouvoir, que nous découvrirons le mieux ce qu'il peut et doit devenir en épanouissant ce qui est en lui. (...) "Deviens ce que tu es". Cette vieille maxime de Pindare, je la fais mienne, moi aussi »’ 1087. Tel est le principe dont un pédagogue nouveau ne peut pas se départir. La fin de l'éducation est dans l'enfant, et c'est la science qui la découvrira. Mais comment peut-on vouloir la liberté pour le devenir de l'enfant et en même temps décréter que la science doit en tout servir de guide ? Il y a là une réelle contradiction, et dans ce cas, la finalité éducative se détourne de sa visée d'humanité en l'enfant et la fait implacablement dépendre de ce que découvre la science.

En bâtissant leurs conceptions sur la base de la réalité d'une nature enfantine, les éducateurs nouveaux ont été tentés d'accomplir les idées de Rousseau ou de Pestalozzi à qui ils se réfèrent souvent, sans s'apercevoir qu'il n'existe pas pour ces derniers de nature humaine en soi, puisque dès le départ, elle se trouve corrompue par la société. Une lecture plus complète de l'Emile leur aurait montré que Rousseau conseille bien sûr à l'éducateur de commencer par une observation scientifiquement menée de son élève mais, insiste-t-il, en se gardant bien de définir à l'avance une fin pour ce dernier. Une fin qui appartient à la liberté de l'enfant de construire lui-même en suivant ou en s'opposant aux potentialités de sa nature. L'acte éducatif se situe bien à la charnière de deux idées, la nature et la liberté de l'enfant, que les pédagogues nouveaux ont cru pouvoir relier par une éducation scientifiquement menée, où l'erreur n'a pas sa place. Alors que, selon Michel Soëtard, une compréhension exacte de Rousseau aurait justement révélé aux pédagogues nouveaux que ‘« Les déterminismes psychologiques, sociologiques, psychanalytiques, sont précisément rompus par la démarche pédagogique, qui ne réduit, le temps d'une observation, l'homme à un fait que pour lui permettre de poursuivre la fin autonome à laquelle il se destine »’ 1088.

Sans doute, les écoles nouvelles peuvent être considérées comme de "véritables expériences morales" ainsi qu'en témoigne la recherche d'un sens nouveau pour l'éducation des pédagogues nouveaux, et leur voeu de cohérence entre fins et moyens éducatifs. Il reste que la centration sur la nature de l'enfant si caractéristique de toute l'Education nouvelle fait inévitablement dévier la fin de l'éducation qu'elle s'était assignée, la liberté de devenir pour l'enfant. D'ailleurs, la prolifération des méthodes pédagogiques ne risque-t-elle pas d'escamoter cette même fin ? Certains pédagogues nouveaux ont montré qu'ils étaient conscients de ces paradoxes, et il n'est pas rare de les voir reconnaître, quand ils se heurtent à une impasse ou à des oppositions internes, qu'ils ont pris ce qui n'était qu'un moyen pour une fin de l'éducation...

Notes
1085.

Il est ainsi remarquable de voir comment M. Chenon-Thivet transforme l'idée de respect de la nature de l'enfant, ce qu'elle appelle « le premier postulat de l'Education nouvelle » : « Nous ne dirons pas spécifiquement comme Rousseau que cette force est naturellement bonne, nous dirons simplement qu'elle est et que si nous ne bâtissons pas sur elle notre oeuvre sera vaine » (« Méthodes actives et Education nouvelle », P.E.N., n°5, juillet-août 1949, p. 18).

1086.

Philosophie de l'éducation nouvelle, Paris, P.U.F., 1973, p. 173.

1087.

Le sentiment religieux et la psychologie de l'enfant, Neuchâtel, Delachaux et Niestlé, 1951, p. 143.

1088.

« Jean-Jacques Rousseau » in J. Houssaye (sous la direction de), Quinze pédagogues. Leur influence aujourd'hui, Paris, A. Colin, 1994, p. 34.