L'ordre de la liberté différent de l'ordre de la nature

Selon Kant, l'ordre de la nature est inconciliable avec celui de la liberté : ‘« En effet, on ne peut pas dire qu'au lieu de la nature, des lois de la liberté s'introduisent dans la causalité du cours du monde, puisque, si la liberté était déterminée suivant des lois, elle ne serait pas liberté, mais ne serait que nature. Nature et liberté transcendantale différent donc entre elles comme conformité aux lois et affranchissement des lois »’ 1092. La liberté ne peut se comprendre à partir de lois, elle apparaît toujours d'un seul coup, comme "spontanément". La spontanéité est aussi la caractéristique de la nature, c'est sur ce point que les deux concepts se rapprochent. Mais vouloir expliquer l'existence de la liberté par une causalité mécanique, par un processus quel qu'il soit, c'est se tromper d'objet. Seule la nature a des lois, seule elle peut s'expliquer sous le principe de causalité, par des événements qui lui sont antérieurs. La liberté n'a pas de passé, elle ne se fabrique pas, elle ne se génère pas.

La nature est "bonne en soi", prétendent les partisans d'une éducation naturelle. Ce qui est bon dans la nature, c'est l'ordre qui la constitue. La nature serait à ce point "ordonnée" qu'elle résume à elle seule ce qui doit être. Mais, l'ordre qui semble caractériser la nature à celui qui l'observe n'est qu'un ordre "apparent". N'est-ce pas le désir de comprendre et de trouver un sens dans la nature qui fait qu'il y découvre un ordre ? L'ordre est-il le propre de la nature ou une simple construction de l'esprit, le reflet d'une volonté humaine de comprendre ? Dans la conception kantienne, explique Raymond Vancourt : ‘« La nature "extérieure", nous le savons, c'est nous, à certains égards, qui la constituons, en lui imposant les cadres généraux grâce auxquels elle apparaît ordonnée »’ 1093.

Est-il jamais possible de prétendre connaître l'enfant, sans le transformer en "objet" de connaissance, sans verrouiller ce qu'il y a de "vivant" en lui, sans clore tous les possibles. Et le traiter comme une chose est en soi inconciliable avec le principe de la liberté. Les pédagogues nouveaux sont à la recherche des lois de développement de l'enfant, mais les sciences humaines ne font que repérer des régularités partielles toujours un peu inexactes quand il s'agit de comprendre le développement de chaque enfant en particulier. C'est pourquoi tout le savoir scientifique sur l'enfant n'apportera jamais à l'éducateur nouveau ce qu'il veut connaître de lui. ‘« Mille photographies échafaudées ne font pas un homme qui marche, qui pense et qui veut »’ 1094. Trop de savoir sur la nature enfantine va à l'encontre du projet pédagogique de l'Education nouvelle, car cela "dépersonnalise"...

L'Education nouvelle s'est comme enfermée dans son postulat scientiste. Le discours pédagogique dans la Ligue est porté par une double détermination : scientifique, dans la volonté de connaître cette nature de l'enfant, idéologique, dans l'espoir de reconstruire le monde par l'enfant. Mais la centration sur l'enfant reste toujours première. En réalité, ce désir de savoir a épuisé la démarche pédagogique qui doit rester soumise à la loi dernière du libre devenir de l'enfant, celle-ci totalement étrangère au savoir pédagogique. Selon Michel Soëtard, ‘« L'acte pédagogique se construit ainsi sur une rupture permanente des finalités qui le portent au même titre que tous les actes humains, dans le but de faire vivre une visée de fin qui ne lui appartient plus »’ 1095. En faisant le choix de la science et de la causalité scientifique, l'Education nouvelle a l'intention, louable en soi, de comprendre l'enfant à partir de lois psychologiques, mais la compréhension par la science s'opère toujours sous le principe de régularité, que l'enfant casse à chaque instant... Il manque donc à l'Education nouvelle de prendre une certaine distance d'avec la science dont elle se fait un principe.

Notes
1092.

E. Kant, Critique de la raison pure, trad. A. Tremesaygues et B. Pacaud, Paris, P.U.F., 1993, p. 349.

1093.

R. Vancourt, Kant, sa vie, son oeuvre, Paris, P.U.F., 1967, p. 36.

1094.

E. Mounier, Le personnalisme, Paris, P.U.F., 1992, p. 5.

1095.

« La pédagogie entre pensée de la fin et science des moyens » in Revue française de pédagogie, n°120, juillet-août-septembre 1997, p. 100.