La liberté comme fin de la nature

Il est d'autre part une difficulté d'ordre sémantique qui appartient au mot liberté et qui donne naissance à sa prodigieuse polysémie : ce mot pris isolément n'a pas de sens en lui-même, en cela il est toujours sujet à mystification1096. Il n'y a pas de liberté en soi, mais une liberté "de", une liberté empirique. La locution "de" appelle une réalité, oblige à une liaison avec le réel. Eric Weil insiste sur cette idée que la liberté de l'homme n'est jamais établie mais toujours à faire dans le ‘« choix d'un but positif »’ 1097 et non pas dans la simple éventualité offerte au libre-arbitre. La liberté court ainsi un double risque, celui de se voir engluée dans le fonctionnement ronronnant du progrès politique ou matériel qui ne fait qu'offrir les conditions de la liberté, ou plus gravement, celui d'être travestie dans un dilemme qui n'a que l'apparence du choix de liberté. On comprend donc que la notion de liberté engendre presque automatiquement celle de libération et que le contenu du mot liberté est tout relatif puisque la recherche de liberté n'a pas de fin. Valadier dit la même chose à propos de la notion de "conscience" qui ne peut s'éveiller sans l'instruction du réel : ‘« La conscience est toujours conscience-de »’, ‘« la conscience morale a besoin d'être tirée de sa léthargie ou de son silence par des expériences qui la provoquent »’ 1098. Comme pour la conscience, la liberté prend forme dans les expériences, le réel est ici fondateur.

Son développement ne peut supporter aucun déterminisme a priori de sa nature, aucune fatalité. Au contraire, il se signale par sa propension à se démarquer de l'universalité des lois et de la "foule". L'Education nouvelle croit pouvoir dire ce qu'est l'enfant parce qu'elle a la volonté louable de le comprendre scientifiquement. Mais il lui manque d'accepter totalement l'altérité de l'enfant, d'accepter de le voir sans le posséder, d'accepter sa différence, et surtout d'accepter que soient remises en cause les théories qu'elle élabore sur l'Enfant, et qu'il ne soit déjà plus ce qu'elle croyait qu'il était, d'accepter de se tromper. Car finalement, cette erreur d'appréciation sur la personne de l'enfant que ferait le pédagogue ne serait-elle pas aussi le signe de sa "subjectivation" amorcée ? Si l'enfant n'est déjà plus ce que le pédagogue pensait qu'il était, c'est bien qu'il est devenu "lui-même", un germe de liberté. Comme le dit Mounier, ‘« Le mouvement profond de l'existence humaine n'est pas de s'assimiler à la généralité abstraite de la Nature ou des Idées... »’ 1099, au contraire, ‘« Le droit de pécher, c'est-à-dire de refuser son destin, est essentiel au plein exercice de sa liberté »’ 1100. La liberté ne s'acquiert pas, elle apparaît d'un seul coup à celui qui sait qu'il est possible de s'opposer à la nature, au cours "normal" de la vie. ‘« La seule chose qui puisse devenir fatale à l'homme, dit Buber, c'est de croire à la fatalité ; cette croyance entrave le mouvement qui mène au revirement »’ 1101. Face à la nature, il y a bien sûr l'obéissance, et avec elle le risque de la non-liberté, mais il y a aussi la possibilité offerte à chacun de se dégager de ses liens trop "naturels". La liberté sait dire non à la nature. C'est finalement par la nature que l'enfant est appelé à la liberté.

Notes
1096.

R. Quillot, La liberté, Paris, P.U.F., 1993, p. 7.

1097.

« Souci pour la philosophie », in Philosophie et réalité, B.A.P. n°37, Paris, Beauchesne, 1982, p. 19.

1098.

Eloge de la conscience, Paris, Ed. du Seuil, 1994, p. 161.

1099.

Le personnalisme, op. cit., p. 9.

1100.

Ibid.

1101.

Je et Tu, Paris, Aubier, 1969, p. 91.