La destination morale

Du fossé théorique que Kant a creusé entre l'animalité originelle et l'humanité finale de l'homme est née la question morale. L'état de nature n'est pas un état de liberté, au contraire, l'homme naturel est né inachevé et incomplet, déterminé par le donné naturel, dans un "état d'animalité" qui autorise cependant sa liberté. Celle-ci se manifeste quand l'homme décide volontairement de rompre avec sa nature première pour atteindre un état moral, "l'état d'humanité". Comme Rousseau, Kant pose qu'avant d'être moralisé, d'agir moralement, volontairement, conformément à la loi morale, l'homme n'est pas immoral, il n'agit pas "mal", il est amoral, ignorant et "animal".

Passer ainsi de l'animalité à l'humanité est un devoir que sa raison pratique lui ordonne et que sa volonté réalise librement en reconnaissant la loi morale en elle-même, dans sa forme et non dans son contenu. ‘« ...c'est la ’ ‘loi morale’ ‘, dont nous avons immédiatement conscience (dès que nous formulons des maximes de notre volonté), qui s'offre ’ ‘d'abord’ ‘ à nous et nous mène directement au concept de la liberté »’ 1105. L'homme moral est celui qui ‘« juge donc qu'il peut faire une chose, parce qu'il a conscience qu'il doit la faire et il reconnaît ainsi en lui la liberté qui, sans la loi morale, lui serait restée inconnue »’ 1106 . Si la loi morale est toujours première dans toute action morale, alors ‘« ’ ‘le concept du bien et du mal ne doit pas être déterminé avant la loi morale (...), mais seulement (...) après cette loi et par elle’ ‘ »’ 1107. C'est pourquoi ‘« le mobile de la volonté humaine ne peut jamais être que la loi morale »’, il n'y a pas de loi morale sans liberté, il n'y a pas de volonté sans loi morale, la liberté est dans la loi morale1108.

La morale oblige l'homme à se questionner sur le sens de son action, et c'est ainsi que se manifeste sa liberté, sa non-détermination. L'homme est libre parce qu'il est moral, et qu'il se sait en même temps immoral, animal. L'homme n'est moral que s'il se décide à l'être, que s'il se veut moral. Son salut passe par sa moralisation qui lui offre la possibilité d'effectuer ce passage de l'état d'animalité à celui d'humanité. Et cette destination morale de l'homme ne se fera pas sans éducation. Dans la conception kantienne, c'est uniquement la moralité, l'état de réalisation morale, qui permet à l'homme de se dire libre, d'exercer sa liberté : ‘« La loi morale est en fait une loi de la causalité par liberté »’ 1109. Le principe de liberté chez Kant est définitivement relié à la morale parce que l'homme ne peut se décider que librement pour la loi morale. L'homme ne deviendra moral que par la loi dont il se fera un devoir, il lui faudra pour cela se dégager des lois naturelles et empiriques, car ‘« une ’ ‘liberté transcendantale’ ‘ (qui) doit être conçue comme l'indépendance à l'égard de tout élément empirique et par conséquent de la nature en général »’ 1110. C'est finalement par sa soumission volontaire au bien inclus dans la loi morale que l'homme peut se dire libre.

Notes
1105.

E. Kant, Critique de la raison pratique, trad. F. Alquié, Paris, P.U.F., p. 29.

1106.

Id., p. 30.

1107.

Id., p. 65.

1108.

Id., p. 75.

1109.

Id., p. 47.

1110.

Id., p. 103.