Education à la liberté

La liberté de l'homme réside tout entière dans cette possibilité qui lui est offerte par la nature de se délier de ses lois, de se personnaliser. Kant y voit la définition du devoir qui ‘« ne peut être rien de moins que ce qui élève l'homme au-dessus de lui-même (...). Ce ne peut être autre chose que la ’ ‘personnalité’ ‘, c'est-à-dire la liberté et l'indépendance à l'égard du mécanisme de la nature entière »’ 1114. Il a été donné par la nature à l'homme la tâche de se personnaliser, c'est là son seul devoir et le seul bien auquel il aspire, sa vocation d'humanité, en un mot sa morale. Raymond Vancourt analyse le rapport de l'homme avec la nature de cette manière chez Kant : ‘« Ne cherchons pas plus loin pourquoi l'homme existe : être nouménal, il existe pour réaliser librement sa destinée morale »’ 1115.

Le risque pour l'éducation morale est toujours d'en rester à la simple production d'un comportement alors que la morale est d'abord affaire personnelle d'intention. C'est là toute la difficulté de mise en oeuvre d'une éducation morale, car comment éduquer l'intention sans nuire à la liberté, comment réaliser une "éducation" de la liberté ? L'écueil d'une éducation morale, parce qu'elle est justement éducation et non acte de formation, serait de se refermer sur ce que l'enfant doit être, autrement dit la non-liberté. Ainsi Olivier Reboul écrit-il que ‘« La reconnaissance de la liberté de l'homme (...) est le critère qui permet de distinguer l'éducation du dressage, le jugement du préjugé, la responsabilité du destin »’ 1116. Reboul met en garde contre la tentation du dressage moral, car on ne peut rendre personne moral : ‘« La morale est avant tout une affaire entre soi et soi »’ 1117. Cette éducation est de tous les instants, elle est même « l'éducation tout court »1118. Au problème de la conciliation d'une éducation morale avec la liberté, Kant répond que c'est l'éducation même qui mène à la liberté. ‘« C'est pourquoi l'on peut dire de l'action éducative comme de l'action morale que c'est elle qui permet de connaître l'homme dans sa liberté »’ 1119.

Mais s'il fallait finalement définir l'éducation morale à la lumière kantienne, il serait nécessaire de retenir avec Eric Weil ce principe que la morale est d'abord fondée par le souci de l'Autre, car les êtres humains sont des êtres sociaux avant même d'être des individus moraux. D'une formule forcément simplificatrice, on pourrait dire que la moralité a ceci de paradoxal qu'elle est à la fois le signe universel de l'humanité en chacun mais qu'elle ne se réalise que dans la socialité. A la suite de Rousseau et de Kant, Weil confirme qu'avant son entrée dans l'état social, l'homme n'est ni moral ni immoral, il se caractérise d'abord par son absence animale de moralité. L'éducation morale présuppose donc que l'homme est incomplet tant qu'il n'est pas moralisé. L'éducation morale, propédeutique plutôt que formation, doit néanmoins être pensée comme une préparation de la nature de l'enfant dans sa rencontre avec la société, condition nécessaire - mais non suffisante - vers sa moralisation.

C'est pourquoi, l'éducation morale devrait viser plus que l'épanouissement psychologique ou la réalisation d'une bonne communauté, elle devrait s'adresser à la totalité de l'homme qu'elle veut éduquer dans sa globalité, ce que Kant a mis en exergue dans l'idée de personnalité qui émerge dans la troisième formulation de l'impératif catégorique. Il faut donc : ‘« Que dans l'ordre des fins, l'homme (...) ’ ‘soit une fin en soi’ ‘, (...) que par conséquent, ’ ‘l'humanité’ ‘ dans notre personne, doive nous être ’ ‘sacrée’ ‘ »’ 1120. Dans la philosophie kantienne, la personnalité a valeur absolue, elle est même d'une importance capitale, explique Vancourt, puisqu'elle ‘« désigne l'homme en ce qu'il y a de plus intime, dans son union étroite avec la loi morale qui est "sainte" »’ 1121. Elle apparaît dans l'autonomie de la personne capable de moralité, elle maintient l'unité de l'homme au delà de la mort, elle fait de l'homme un sujet moral.

Notes
1114.

Critique de la raison pratique, op. cit., p. 91.

1115.

Kant, sa vie, son oeuvre, op. cit., pp. 59-60.

1116.

Les valeurs de l'éducation, Paris, P.U.F.,1992, p. 81.

1117.

Id., p. 99.

1118.

Id., p. 100.

1119.

P. Moreau, L'éducation morale chez Kant, op. cit., p. 266.

1120.

Critique de la raison pratique, op. cit., p. 141.

1121.

Kant, sa vie, son oeuvre, op. cit., p. 37.