La fin et les moyens

La question reste de savoir si la théorie morale kantienne peut inspirer directement la pédagogie dans sa tâche d'élaboration des moyens d'éducation morale. Certains penseurs, comme Durkheim ou Piaget ne concevaient pas l'éducation morale de cette manière : il leur fallait obligatoirement dépasser le formalisme trop "vide" de l'idée kantienne de respect pour la loi morale.

Selon Piaget, cela ne fait aucun doute, Kant, Durkheim, Bovet et lui-même se rejoignent tous sur la définition de la morale : ‘« Toute morale consiste en un système de règles et l'essence de toute moralité est à chercher dans le respect que l'individu acquiert pour ces règles »’ 1122. Le problème n'est donc pas dans la définition théorique de la morale mais dans celui d'explicitation de la conscience morale individuelle. Les divergences apparaissent lorsqu'il s'agit d'expliquer ‘« comment la conscience en vient à respecter les règles »’ 1123. Voilà la seule et véritable question morale, elle relève de la psychologie de l'enfant, de la science... Selon Piaget, comme nous le savons, la morale se construit dans la coopération, elle suit un développement psycho-génétique qui est autant d'ordre mental que social. Le but de l'éducation morale est d'atteindre le stade de la morale d'autonomie et de réaliser par le respect mutuel et la coopération un idéal de société démocratique. L'éducation morale est celle du citoyen : ‘« Le problème est ainsi de savoir ce qui préparera le mieux l'enfant à sa future tâche de citoyen »’ 1124.

C'est en sociologue que Durkheim refusait l'idée kantienne d'un bien en soi, puisque à l'évidence, il n'y a pas permanence de la morale, et que la relativité de la morale est un fait1125. La morale "est" comme la société "est", elle se manifeste dans et par la société, elle évolue avec elle, elle en dépend entièrement. C'est donc une morale qui fonctionne, utile à un type de société particulier, elle en est l'ossature, si une société meurt, "sa" morale ne peut lui survivre. Dans la conception durkheimienne, la société est omnipotente et : ‘« quand notre conscience parle, c'est la société qui parle en nous »’ 1126. La morale ne repose pas non plus sur le devoir, Durkheim distingue radicalement l'idée de bien de celle du devoir. L'idée de bien « parle à notre coeur » et montre ‘« que l'acte moral est bon, qu'il peut être désiré, que nous pouvons l'aimer »’ 1127. La morale fait appel à la sensibilité, car pour vouloir la règle il faut pouvoir la désirer, et à la différence de Kant, Durkheim pense que la part sensible de la nature humaine joue un rôle important dans la constitution de la moralité, dans l'attachement aux groupes par exemple.

Mais d'une certaine manière, Durkheim est proche de Kant pour donner à la raison le pouvoir de libérer l'homme quand elle détermine le vouloir, elle manifeste alors l'autonomie de la volonté, parce qu'elle veut ce qui est raisonnablement - et donc universellement - nécessaire. C'est la connaissance raisonnée des faits qui mène à l'autonomie. C'est en réalité le "savoir pourquoi" de l'obéissance à des règles sociales, de l'adhésion raisonnée à une instance supérieure, qui seul libère. Cependant, si Kant conçoit la liberté de l'homme indissociable de sa moralité qui se fonde sur l'universalité de la loi morale, Durkheim autorise la liberté dans la seule mutabilité sociale qui signe l'évolution des règles sociales toujours à reconstruire.

Dans le même sens que Piaget et Durkheim, certains pédagogues nouveaux ont eux aussi pensé que la morale pouvait être facteur de rénovation sociale. Dewey est très proche des conceptions durkheimiennes d'une éducation morale sur deux points essentiels : le rôle prépondérant de l'éducateur, et le travail de cohésion sociale assuré par l'école. Cette proximité est encore manifeste chez les pédagogues français qui, après la seconde guerre mondiale, s'orientent de plus en plus dans cette direction. Ainsi Freinet ne dissociait pas l'éducation morale de l'éducation civique, la formation de l'homme de celle du citoyen : ‘« Education morale et Education civique vont de pair. Quiconque s'est haussé à la moralité d'homme est dans l'obligation, de ce fait, d'affirmer cette même dignité en toutes occasions. Il sera obligé d'agir en bon citoyen »’ 1128.

Mais si l'on en croit Kant, il n'est pas possible de "devenir" moral, il faut au contraire que l'homme choisisse d'abord de le devenir. On n'adhère donc pas à une morale par adaptation sociale, on ne se moralise pas progressivement selon un processus psycho-génétique préétabli, mais on se "décide" librement pour la loi morale. C'est alors un choix définitif, un changement radical qui s'opère "dans l'intimité". En conséquence, l'éducation morale ne peut se résumer à une éducation sociale, elle est avant tout éducation de la personne dans laquelle, néanmoins les préparations psychologiques et sociologiques ont leur place.

Le but premier de cette éducation est de parvenir à la pureté de l'intention, c'est-à-dire une intention qui soit parfaitement dégagée de toute influence sensible pour atteindre ce que Kant appelle le "suprasensible", l'entendement dans toute sa pureté. Il s'agit par là de se détacher de ses besoins, de ses penchants, de ses intérêts pour finalement dépasser sa propre nature. C'est la condition première à la conscience de sa propre liberté, et pour cela, un seul guide : le respect pour la loi morale. L'éducation morale selon Kant doit permettre le passage de la nature à la liberté morale en aidant à ce que naisse la conversion, la décision volontaire, l'aptitude à décider librement, en dehors de tous les déterminismes de la sensibilité et des phénomènes. L'éducation morale est aussi un travail de la volonté qui doit être "bonne", c'est-à-dire "pure", elle ne doit pas avoir d'autre mobile que celui de la loi morale en elle-même.

Notes
1122.

Le jugement moral chez l'enfant, Paris, P.U.F., 1992, p. 1.

1123.

Ibid.

1124.

Id., p. 292.

1125.

Voir L'éducation morale, Paris, P.U.F., 1992.

1126.

Id., p. 76.

1127.

« L'enseignement de la morale à l'école primaire », in Revue française de sociologie, XXXIII, 4, Paris, octobre-novembre 1992.

1128.

L'éducation morale et civique, Bibliothèque de l'Ecole Moderne (n°5), Cannes, Ed. de l'Ecole Moderne Française, 1968, p. 70.