Une conception kantienne jugée irréalisable

Kant décrit plusieurs degrés dans le développement de la moralité, qui sont autant d'étapes dans la conception d'une éducation morale : la formation de l'individu, celle du citoyen et enfin celle de l'homme. Une éducation qui concerne donc tous les domaines et tous les moments de l'éducation. La culture, l'acquisition de savoirs, font aussi partie de l'éducation morale, parce qu'ils ouvrent à la compréhension de l'autre et en même temps donnent forme à la "nature" première. Il est vrai que, tout comme Kant, certains psychopédagogues établissent des étapes dans le développement moral de l'enfant. Il est également vrai que certains sociopédagogues pensent avec Kant que la culture est le terreau de la moralisation de l'enfant. Mais les ressemblances s'arrêtent là. Et par-delà les nécessaires médiations pédagogiques que Kant reconnaît dans la formation de la moralité en l'enfant, une question subsiste pour un pédagogue nouveau : les conceptions kantiennes peuvent-elles suffire à construire une pédagogie morale ? L'enfant est-il réellement capable de se faire un devoir de la maxime morale ? De se faire une idée du bien ? Et de s'y soumettre simplement "parce que c'est le bien" ? Le respect pour la loi morale est-il concevable chez l'enfant ? L'aspect trop formel des conceptions kantiennes a provoqué le plus souvent leur rejet par les pédagogues de l'action pédagogique que sont les pédagogues nouveaux.

Il reste que si la morale kantienne s'enracine dans un formalisme nécessaire, c'est pour mieux creuser l'écart entre l'ordre des faits et celui du sens, l'ordre de l'être et du devoir-être, l'ordre de la nature et de la morale, de la raison théorique et de la raison pratique. Sans oublier que Kant a reconnu que ces deux ordres, et plus encore celui de la morale, ont la même origine, le jugement, et le même aboutissement, l'action. Que l'ordre du devoir-être, s'il ne s'accommode pas de définitions préétablies, exige en retour de tendre vers sa réalisation.

Ainsi, la notion de consigne bovétienne est dans sa forme très proche de l'impératif kantien, mais en même temps très différente quant à l'origine du respect dont elle dépend1129. Pour Kant, c'est le respect pour la loi morale en elle-même qui fera agir l'homme par devoir dans le sens du bien ; pour Bovet, c'est le respect pour la personne qui donne la consigne qui est fondateur. La moralité, selon Bovet, relève de la lutte contre le mal, motivée par l'amour du bien, un sentiment d'ordre religieux, alors que pour Kant, le souverain bien justifie en retour le respect dû à la loi morale. Même si on retrouve des traces kantiennes chez de nombreux pédagogues nouveaux, on ne peut pas dire pour autant qu'ils se soient directement inspirés de sa philosophie. Les pédagogues de l'expérience pouvaient-ils adopter la rigueur du formalisme kantien qui se détache de l'empirique au point de refuser l'idée de satisfaction que peut procurer l'acceptation libre de la loi morale ? ‘« On obtient juste le contraire du principe de la moralité, si l'on prend pour principe déterminant de la volonté le principe du bonheur ’ ‘personnel’ ‘ »’ 1130. L'idée de moralité pure ne supporte pas de "compromission" avec des intérêts trop réels1131.

Le problème de l'éducation morale ne se pose pas de la même manière pour Kant et pour un tenant de l'Education nouvelle. Souvent considérées comme irréalisables, les conceptions kantiennes n'ont cependant pas laissé indifférents les pédagogues nouveaux. Ferrière emprunte directement à la théorie kantienne sa conception de la liberté : ‘« être libres, c'est-à-dire, selon le mot de Kant, esclaves de la vérité et du bien »’ 1132. Pour que la loi morale s'implante dans les bonnes habitudes de l'enfant, il faut une acceptation volontaire de cette loi, à condition que celle-ci se fasse sous le signe de l'intérêt. En cela l'Ecole active, selon Ferrière, est la seule à pouvoir réaliser la vie morale de l'enfant.

Il s'est seulement avéré difficile, voire irréalisable, d'introduire directement les principes kantiens dans une pédagogie qui s'appuie d'abord sur l'expérience concrète. Si l'éducateur se doit de viser en théorie la liberté de l'enfant, et plus encore quand il s'agit d'éducation morale, il demeure que sa préoccupation principale est d'ordre pratique : la recherche des moyens d'y parvenir. Autrement dit, sa question principale n'est pas : "qu'est-ce que la morale ?" mais "quels sont les moyens de développer la moralité en l'enfant ?" Il se sent d'abord concerné par l'élaboration des médiations d'une éducation morale. C'est donc logiquement qu'il préférera suivre une démarche inductive qui s'enracine dans le réel. Et pour une éducation qui se veut scientifique, le réel se résume aux faits observables.

Selon Dewey, le motif unique de l'éducation morale ne peut pas être, comme le pense Kant, ‘« la loi morale formulée par la raison »’, et il n'est d'ailleurs pas ‘« nécessaire d'insister sur l'inefficacité d'une théorie qui exclut toute fin concrète comme motif de vie morale »’ 1133.... De son côté, Freinet a sans doute manifesté l'attitude la plus violemment opposée aux théoriciens en général et à la philosophie. Il l'a fait au congrès de Cheltenham, il l'a écrit dans ses livres : ‘« Vous allez chercher bien loin les éléments de base de votre pédagogie. Il y faut des considérations intellectuelles et des vocables hermétiques dont les universitaires ont seuls le secret. (...) Moi je vous dis que, si nous allions ainsi chercher dans la tradition populaire les pratiques millénaires du comportement des hommes dans l'éducation des animaux, nous serions en mesure d'écrire le plus simple et le plus sûr des traités de pédagogie »’ 1134. Freinet veut ici marquer les esprits par l'emploi d'un argument fort en faveur d'une « pédagogie du bon sens ». Et, en pleine concordance avec son principe de base, ‘« La morale ne s'enseigne pas, elle se vit »’ 1135, il organise la vie sociale des enfants, par l'introduction de techniques particulières telles que la réunion hebdomadaire et le journal mural, de manière à ce que l'enfant se sente responsable de ses actes devant le groupe : ‘« C'est cette prise de conscience, explique-t-il, qui a une portée morale considérable. Il arrive souvent que l'enfant mis en cause, après s'être défendu âprement se sente acculé à la réalité. Il se prend à pleurer. Il ne peut pas y avoir de meilleure fin à la critique que cette descente au fond de soi »’ 1136. L'émotion est forte quand l'enfant a à se justifier devant le groupe et la pression collective joue un rôle considérable dans ce procédé à l'aboutissement forcément expiatoire. N'y a-t-il pas là une incontestable contradiction entre une pédagogie qui refuse toute oppression adulte - de l'extérieur - sur l'enfant, mais qui la remplace immédiatement par l'intrusion du groupe des pairs - tout autant extérieure - jusque dans la formation de la conscience morale de l'enfant, qui se traduit par ‘« cette confession publique, qui est tout à la fois sanction et libération »’ 1137 ? Au point de réunir les deux mots que Freinet pensait pourtant inconciliables, sanction et libération. L'explication, c'est Freinet qui nous la donne : ‘« Il (notre élève) sera à l'image du milieu que nous aurons su organiser pour lui »’ 1138, mais c'est au prix de sa conformité sociale.

C'est là tout le risque d'une éducation morale qui, lorsqu'elle vise un projet de construction sociale rend l'éducation serve de cette construction, et dépouillée de sa finalité propre de développement de l'enfant. Si l'éducateur ne peut intervenir sur la nature de l'enfant que par des moyens sociaux, il doit cependant maintenir la distance nécessaire entre ces moyens forcément hétéronomes et la visée d'autonomie sur l'enfant. La fin de l'éducation ne lui appartient pas.

D'une certaine manière, les pédagogues nouveaux rejoignent la critique de Max Scheler qui s'oppose à la conception formaliste de l'autonomie de la loi morale kantienne, fondée sur la seule raison. Selon Kant, les seuls objets de la raison pratique qui déterminent la volonté morale sont l'idée de bien et l'idée de mal, des objets de la « faculté de désirer » et de la « faculté d'abhorrer » que Kant distingue radicalement des sensations du bon et du mauvais1139. Au contraire, Scheler détache absolument le bien et le mal de toute tendance : ‘« ce qui se produit souvent, c'est l'illusion-axiologique qui nous fait attribuer à quelque chose une valeur positive parce que cela nous attire, ou une valeur négative parce que cela nous répugne »’ 1140. Il ne suffit pas d'observer le bien et le mal pour s'en faire une idée exacte, la notion de bien dépasse sa simple représentation conceptuelle. Il ne suffit pas non plus d'affirmer que le bien est "ce qui doit être" pour s'en faire un devoir.

Scheler revendique contre le formalisme kantien, trop proscriptif, une doctrine de l'éthique matériale des valeurs qui, seule est fondée en fait, sur l'expérience et la réalité sans en dépendre car elle est en même temps « apriorique ». L'a priori est ce qui est donné, elle est la réalité de fait, qui se présente à l'homme comme phénomène et ne peut être saisi que de manière intuitive, et non pas raisonnablement appréhendé comme le soutient Kant. On voit que ce qui éloigne le plus Kant de Scheler repose sur deux positions différentes de l'homme face au monde et à la nature. Dans le domaine de l'éthique, l'a priori est le préalable nécessaire à la connaissance des valeurs qui permet la conduite morale et la réflexion éthique philosophique, toutes choses que Scheler trouve confondues chez Kant : ‘« Une des erreurs fondamentales de la théorie kantienne est d'avoir identifié "l'apriorique" avec le "formel". Cette erreur est également à la base du "formalisme" éthique, disons mieux : de tout "idéalisme formel", puisque c'est ainsi que Kant lui-même désigne sa théorie »’ 1141.

Selon Scheler, l'idée kantienne d'un homme naturel, fonds de tendances et de chaos, ne peut qu'aboutir à l'idée de son perfectionnement moral, et dans cette optique, le bien ne peut pas être autre chose qu'une lutte contre des inclinations. En réalité, ni le jugement, ni la volonté, ni le devoir ne sont premiers dans la moralité de l'homme, mais tous sont orientés par des valeurs d'acte. Ce n'est donc pas le respect qui introduit la moralité mais la valeur qui a son existence propre et indépendante, et qui ne se laisse saisir que dans notre tendance vers elle. Ce qui fait dire à Scheler que la vie est la valeur fondatrice des autres valeurs, qu'elle constitue une véritable essence et non un simple concept-générique. Les valeurs ne naissent pas de l'expérience mais toutes apparaissent dans l'expérience vécue. Au contraire de Kant qui détachait au maximum l'idée de bien de l'empirisme puisqu'il est toujours à faire, "ce qui doit être" et non "ce qui est". Selon Scheler, il manquerait à Kant la notion « d'expérience phénoménologique » pour sortir de la dualité d'un fait de la raison contre un fait de la sensibilité, et de celle d'une conception "transcendantale" contre une conception "subjectiviste" de l'a priori.

Néanmoins, Scheler ne rejoint-il pas Kant quand il distingue le fait moral du fait naturel, quand il l'exclut de l'expérience, et qu'il le sépare des objets réels et idéaux ? Il ne reste plus alors que la subjectivité d'un "je" personnel pour assumer ce fait, ce que Kant appelle liberté. En réalité, la question de la valeur n'est pas première, elle ‘« renvoie à la morale, et (que) c'est bien Kant qui a le premier dégagé la morale de ses attaches sensibles et supra-sensibles pour lui constituer un statut autonome dans la connaissance humaine »’ 1142...

Notes
1129.

Au sujet de la notion de respect, Bovet écrit qu' « Une théorie fameuse, celle de Kant, est diamétralement opposée à la nôtre. (...) J'ai cherché à faire voir ailleurs l'insuffisance psychologique de cette doctrine. Aux kantiens qui pourraient se trouver parmi mes lecteurs, je suggérerai une réserve mentale qui leur permettra de continuer à me lire sans engager leur opinion. En parlant du respect de la loi morale, Kant le nomme Achtung ; le respect pour les personnes, dont je traite, va dans les dictionnaires sous le terme de Ehrfurcht. Peut-être s'agit-il de deux sentiments différents. On pourrait rester à la fois dans l'orthodoxie kantienne et dans la vérité psychologique. Ce n'est pas, d'ailleurs, mon avis » (in Le sentiment religieux et la psychologie de l'enfant, Neuchâtel, Delachaux et Niestlé, 1925, pp. 123-124). 

1130.

Critique de la raison pratique, op. cit., p. 35.

1131.

Si le bonheur n'est pas exempt de la conception kantienne de la moralité, le bonheur ne peut pas en être l'objet direct, mais c'est dans la recherche de sa moralité que l'homme peut trouver le bonheur, et non pas une simple satisfaction immédiate de ses intérêts sensibles.

1132.

« La discipline », P.E.N., n°30, juillet-août 1927, p. 138.

1133.

L'école et l'enfant, Neuchâtel, Delachaux et Niestlé, 1947, p. 76.

1134.

Les dits de Matthieu, in Oeuvres pédagogiques, tome II, Paris, Ed. du Seuil, 1994, p. 105.

1135.

L'éducation morale et civique, op. cit., p. 17.

1136.

Id., p. 53.

1137.

Ibid.

1138.

Id., p. 29

1139.

Critique de la raison pratique, op. cit., pp. 59-60.

1140.

Le formalisme en éthique, trad. M. de Gandillac, Paris, Gallimard, 1955, p. 60.

1141.

Id., p. 76.

1142.

M. Soëtard, « Emmanuel Kant », in C. Xypas (sous la direction de), Education et valeurs, Paris, Anthropos, 1996, p. 39.