La liberté comme devoir-être moral

Il est vrai qu'en introduisant un ordre radicalement opposé à celui de la nature, l'ordre de la liberté, Kant attribue à l'homme ce pouvoir sur lui-même, celui de se donner des fins, mais dans le sens de ce qu'il doit être : l'humanité. Et ce n'est pas par une succession de fins techniques, de pouvoirs pris sur la nature, qu'il peut y parvenir, mais par une succession de pouvoirs pris sur sa nature, par le développement de la moralité en lui. La véritable destination de l'homme est alors de réaliser l'humanité en lui-même, en se choisissant des fins morales.

Dans la conception kantienne, la morale est fondamentalement signe d'humanité, en ce sens qu'elle oblige l'homme à dépasser sa nature, son donné initial, par un acte de volonté - et donc de liberté - qui développe en lui sa personne morale. La distinction d'une finalité humaine est alors tournée vers l'universalité : car ce qui fait homme, fait homme parmi tous les hommes. L'humanité d'un seul homme ouvre à l'humanité tout entière. L'homme a pour finalité de se donner les moyens de développer en lui son humanité, autrement dit de se moraliser.

Cependant cette finalité ne peut totalement se réaliser en dehors de tout contenu... Car si l'homme a pour finalité de se donner des fins, celles-ci ne peuvent s'exercer "hors de la nature". Mais la nature doit rester le moyen offert à l'homme de réaliser les fins qu'il se donne et non l'inverse. Il doit se donner les moyens de réaliser par la nature les fins orientées dans le sens de son humanité, et non suivre celles "tout indiquées" que la nature lui donne. Car le risque provient du fait que la nature est finalisée en elle-même. Elle a un ordre, elle obéit à des lois, mais qui restent des lois de fonctionnement, des lois physiques. Il serait alors "si facile" pour l'homme de suivre ce sens "naturel", déjà construit : le déterminisme.

Ceci étant posé, il restait à reconstruire un pont entre le monde de la nature, soumis au déterminisme, et le monde de la liberté, celui du devoir-être. Avec la Critique de la faculté de juger, Kant tente justement de combler le vide laissé par la rupture opérée entre fait et sens dans les deux premières critiques. Cette troisième critique « veut comprendre les faits sensés », explique Weil, des faits qui portent leur sens en eux-mêmes, qui peuvent s'entendre tant de manière scientifique que morale : ‘« à présent, le sens est un fait, les faits ont un sens »’ 1143. Et parmi tous les faits sensés, l'éducation répond entièrement à cette définition. La liberté a, avec la troisième critique, besoin de se réaliser, et c'est la finalité déjà présente dans la nature mais qui porte en elle son propre sens, qui permet ce passage d'une pensée de la nature déterminante à celle d'une indétermination. La finalité humaine est une finalité qui est pensée et sensée, elle se différencie en cela totalement de la finalité instinctive animale. Si la finalité apparaît comme un fait de la nature, elle n'en a que l'apparence. Sa caractéristique est qu'elle est, elle ne contient ni causalité, ni mécanisme en elle ou derrière elle. Sa présence est fortuite et prend donc tous les caractères de la liberté. La finalité, c'est le passage de la liberté dans la nature. Et l'éducation est le lieu de ce passage.

L'enfant constitue ce "fait de sens" qui ne permet pas l'attribution de l'extérieur d'un autre sens que le sien, qui ne peut se réduire à aucun mécanisme, et qui évolue selon sa propre finalité, son devoir-être. La nature, dans la conception kantienne, demeurera toujours incapable de fournir aussi bien les fins morales que les fins éducatives. La conception kantienne de l'éducation s'articule ainsi autour de deux pôles, nature et liberté, dont le premier, l'ancrage dans la nature, justifie les dispositifs d'investigation de la nature enfantine, par la connaissance que peuvent apporter les sciences psychologiques ou sociales à l'éducation. Mais si l'on s'arrête à la dimension soit individuelle soit sociale de l'éducation (morale), on en réduit la fin à ses moyens pédagogiques, ce qui a constitué la dérive permanente des pédagogies nouvelles. La liberté morale a besoin de la nature pour se réaliser, toutefois elle ne s'accommode d'aucune compromission dans son devoir-être.

Notes
1143.

E. Weil, Problèmes kantiens (2ème éd. revue et augmentée), Paris, Vrin, 1970, pp. 64-65.