Perfectibilité ou inachèvement ?

A partir de Rousseau, on peut penser la nature humaine autrement qu'en termes d'essence. Edgar Morin fait ainsi de l'homme un être en relation pour expliquer le processus d'hominisation, et il constate que : ‘« Ce sur quoi s'achève l'hominisation, c'est sur l'inachèvement définitif, radical et créateur de l'homme »’ 1144. Autrement dit la caractéristique de l'homme consiste en son inachèvement créateur. Rousseau aurait dit en son perfectionnement. Il est cependant intéressant de voir à quel point Morin rejoint Rousseau en faisant de l'homme un être destiné à se façonner lui-même indéfiniment. Autre analogie : Rousseau n'associe pas l'idée de nature à celle de progrès, de même Morin veut dépasser la notion unilatérale d'une évolution linéaire et progressiste de l'homme. Ainsi, soutient-il, le développement humain s'effectue de manière quelque peu incohérente puisque l'homme est capable de fonctionner malgré le désordre, la panne ou l'erreur, qui le menacent et paradoxalement, le nourrissent en même temps. Dans toute l'histoire de l'évolution humaine, l'apparition de l'homo sapiens constitue la déraison de l'homme puisqu'elle coïncide avec l'introduction massive du désordre dans le monde, qui néanmoins, ouvre à la création de l'homme par l'homme. C'est ce que démontre, selon Morin, la conception d'une morphogenèse complexe de l'homme. Et la tentation est grande de rapprocher ce point de vue phylogénétique du point de vue ontogénétique du développement de l'enfant...

Néanmoins les correspondances s'arrêtent là. En effet, il demeure une différence notable entre la position anthropologique de Morin, et celle philosophique de Rousseau : si le premier voit dans le désordre créateur du vivant - dont l'homme fait partie - quelque chose qui s'effectue de manière indéterminée, Rousseau, au contraire, fait dépendre le perfectionnement humain de sa libre volonté. C'est là une différence fondamentale : la perfectibilité humaine dépend de la libre volonté d'un sujet, de chaque sujet. Il y a entre les deux pensées l'écart de l'incertitude du possible et de l'indétermination du choix de liberté. La liberté selon Rousseau n'est pas celle de l'aléatoire. La libre volonté humaine est à l'origine de la direction du perfectionnement de sa nature, elle en est le préalable nécessaire, elle est première. Il serait faux de prétendre en contre partie que Morin parle ici de l'espèce humaine et non de l'individu, il plaide au contraire pour l'hypercomplexité d'une nature humaine qui se situe dans l'interrelation de trois niveaux - l'espèce, l'individu et la société - dont on ne peut savoir lequel est hiérarchiquement prédominant.

On pourrait également ajouter que lorsque Rousseau parle de l'homme ou de la société, il parle moins de l'individu ou d'une société empirique que d'un état naturel et d'un état civilisé, qui sont en premier lieu des représentations conceptuelles, des images pour la pensée1145. Cette comparaison des notions de perfectibilité et d'inachèvement de la nature humaine est néanmoins évocatrice du paradoxe de la référence à la nature dans l'Education nouvelle dont nous avons parlé précédemment1146.

Bien sûr on peut rapprocher ceci des hésitations du concept de nature chez les pédagogues nouveaux, pour qui, à l'inverse de Rousseau, cette notion est toujours vue sous l'angle du progrès, puisque la nature enfantine, bien que très enracinée dans un présent de l'enfant, doit se tourner vers un avenir qui l'actualisera. C'est même, selon Jacques Ulmann, la caractéristique principale de l'Education nouvelle que de voir conjointement dans l'enfant une finalité et un progrès, mais un progrès commandé par la nature même de l'enfant. ‘« Pas plus que la nature humaine, envisagée dans son acception la plus large, celle de l'enfant, n'est capable de fournir la valeur à laquelle on se référera, par la médiation de l'idée de progrès, l'idée d'éducation »’ 1147. Mais il est vrai que, pour asseoir leur idée d'éducation, les pédagogues nouveaux ont tissé un lien de dépendance quasi obligé entre leur conception de base d'une nature perfectible, et leur connaissance de l'enfance, car ‘« Toute théorie du progrès humain est solidaire d'une théorie de l'enfance »’ 1148. Il est également vrai que, pour les pédagogues nouveaux, la notion de progrès permet de résoudre l'antithèse de la nature et de la société, et de relier sans contradiction apparente les deux termes de nature humaine et de civilisation. Toutefois l'originalité de Rousseau consiste justement en l'introduction d'un troisième terme à cet endroit précis : entre la nature et la société, il intercale la libre volonté humaine vers son perfectionnement. Il ne s'agit pas ici d'un état définitivement établi, ni d'un progrès continu, mais d'une régénération à construire en permanence.

Notes
1144.

Le paradigme perdu : la nature humaine, Paris, Ed. du Seuil, 1973, p. 103.

1145.

Eric Weil explique ainsi que dans la pensée de Rousseau « l'état de nature n'est pas un concept historique, il constitue un concept régulatif, un concept qui permet d'apprécier les faits et de les organiser systématiquement » (« Rousseau et sa politique », in G. Genette et T. Todorov, Pensée de Rousseau, Paris, Ed. du Seuil, 1984, p. 20).

1146.

Voir le paragraphe « Bonté naturelle et perfectibilité de la nature », dans la conclusion du chapitre précédent.

1147.

J. Ulmann, La nature et l'éducation, Paris, Ed. Klincksieck, 1987, p. 200.

1148.

Id., p. 203.