Une corruption libératrice ?

Cette perfectibilité de la nature humaine s'articule entièrement sur la liberté de l'homme. Non parce qu'elle autorise un choix entre acceptation ou opposition de l'homme à sa propre nature, mais parce qu'elle fait de l'homme un sujet, l'auteur de son propre perfectionnement. La perfectibilité a pour effet théorique de renverser la position de l'homme : elle le place définitivement en face de sa propre nature. L'idée d'un homme, être de la nature à part entière, capable d'agir sur sa nature, et par là même devenu l'agent de son propre artifice, devient une conception libératrice. Autrement dit, en se perfectionnant, l'homme sort des déterminismes naturels quels qu'ils soient, biologiques, psychologiques ou sociologiques.... Et capable de se déterminer lui-même, il se découvre sujet moral.

La corruption tiendrait lieu de mal nécessaire dans le processus de moralisation de l'homme, puisque le point de départ de la liberté humaine est contingent d'un double mécanisme : celui d'une nature corrompue par la société et celui d'une société corrompue en son fond. Il n'est alors pas complètement absurde de penser non que la liberté naisse de la corruption naturelle et sociale, mais que celle-ci est consécutive de l'apparition du mal. Rousseau a voulu déresponsabiliser Dieu et l'homme devant le mal en faisant émerger celui-ci directement de la société, même si la sauvagerie de l'homme naturel a démontré que la nature de l'homme n'est pas exempte de vice. Mais il ne s'agit encore ici que des prémisses de la corruption puisqu'elle n'est pas voulue par l'homme naturel. Au demeurant, entre l'innocence de l'homme naturel et la corruption de l'homme civilisé, y a-t-il encore une place pour la liberté humaine ? La réponse est oui pour Rousseau. C'est à partir de la corruption, même si elle constitue d'abord le mal, que réside pour l'homme la chance de se perfectionner et de se libérer.

La pensée éducative de Rousseau se développe sur la base d'une dislocation inévitable de la société. Dislocation que l'éducation doit rejeter. Et en opérant cette rupture, Rousseau libère l'éducation de la société : l'enfant n'a pas à devenir ce que la société attend de lui, il deviendra ce qu'il doit être. Mais cette liberté, de l'éducation, et de l'enfant, demeure contradictoirement contingente du mal (social).

Et dans la pensée rousseauiste, il n'y a pas d'autre concrétisation de liberté que dans la loi que l'homme se donne de façon autonome. La liberté humaine ne se situe pas, comme le croyaient nombre de pédagogues nouveaux, dans un état naturel retrouvé ou préservé, mais dans la soumission volontaire à la loi, parce qu'elle se fait sous l'égide de la raison. Ce n'est donc pas la liberté qui est naturelle à l'homme, tout au plus garde-t-il le souvenir de son insouciance originelle qui reste sentiment de liberté, mais la raison que chacun porte en lui. La liberté est le fruit de la raison humaine. Selon les analyses d'Eric Weil, ‘« L'homme peut vivre dans l'indépendance naturelle, il peut vivre dans la dépendance totale de la loi, qui est liberté parce qu'elle est dépendance immédiate de la nécessité de la raison, de même que la dépendance de l'homme naturel était immédiate à la nature »’ 1149.

L'idée d'une nature originellement bonne entre-t-elle en contradiction avec la notion d'une perfectibilité qui, selon Rousseau justifie en soi l'éducation de l'homme ? Au contraire, explique Rousseau, si la nature ne demande qu'à se développer librement, c'est dans un sens qui est bon pour elle si les conditions lui sont favorables. Mais la corruption sociale a entravé ce développement, l'empêchant définitivement de se faire dans le "bon sens". L'éducation est le relais de cette perfectibilité.

Notes
1149.

« Rousseau et sa politique », in Pensée de Rousseau, op. cit., p. 16.