Former l'homme et le citoyen ?

Les pédagogues nouveaux postulent tous à leur manière une éducation morale "naturelle" de l'enfant, autrement dit une éducation dénuée de tout dogmatisme et qui saura suivre le développement de l'enfant. A l'extrême, une telle éducation ne se justifie pas puisque la moralité de l'enfant doit se constituer de façon naturelle, sans intervention extérieure... A cela, les pédagogues nouveaux ont l'habitude de considérer que si l'enfant est bien un être naturel et de besoins, sa destination est sociale. Et cela justifie à leurs yeux la mise en place de procédés sociaux d'éducation morale qui avaient à terme la tâche de préparer la fusion de l'individu dans la société.

L'opposition de l'individu et de la société a nourri de nombreux débats dans les congrès de la Ligue, et on peut justement supposer que celle-ci s'est répercutée au coeur des différentes conceptions d'une éducation morale. Si les réponses au problème de l'éducation morale divergeaient selon la priorité accordée soit à l'individualité de l'enfant, soit à son cadre social, il reste qu'une éducation conçue comme une libération avait à sauvegarder "doublement" l'individu contre la société et la société contre l'individu. A ce dilemme, dès les débuts de la Ligue, la solution préconisée était le self-government, et à partir de la seconde guerre mondiale, la solution retenue avait pour nom "démocratie", ‘« cette conciliation entre l'individu et le groupe »’ 1150 où ‘« le bien de la collectivité et le bien de la personne coïncident »’ 1151. Mais des divergences subsistaient sur le degré de liberté à accorder aux enfants suivant les conceptions théoriques de référence. Après avoir rappelé que ce degré est fonction du type psychologique des enfants, Ferrière compte sur l' ‘« autorité morale (qui) implique la liberté »’ 1152, celle incarnée par le maître qui représente la société pour préparer les enfants à la société future. Au contraire, Freinet pense introduire directement la démocratie à l'école, entre autres procédés ‘« par une nouvelle attitude des éducateurs qui cessent d'être les chefs »’ 1153, c'est alors la communauté scolaire qui est garante de la liberté. Où il apparaît nettement que l'idéal de Ferrière n'est pas celui de Freinet, la priorité pédagogique du premier est dirigée par l'individualité de l'enfant tandis que le second lui préfère la collectivité, même si tous deux évoquent un juste effet en retour vers l'autre aspect de l'alternative.

Les tenants de l'Education nouvelle se sont toujours débattus avec le problème de la conciliation des intérêts de l'individu et de la société. La déclaration la plus courante consiste à renverser les deux termes de cette opposition. C'est donc un faux problème. Peter Petersen affirmait en 1923 que l'individu a besoin de la communauté pour se développer : ‘« la communauté proprement dite, reste la chose principale ; c'est d'elle que l'individu tire sa vie et son développement »’ 1154. Bien plus tard et en d'autres lieux, on se plaisait à reprendre les mêmes débats sur l'ajustement d'une éducation individuelle et de l'éducation sociale, tout en se référant aux ‘« termes dans lesquels la Charte de Calais a montré combien le respect de la personnalité naissante et de la spontanéité de l'enfant est inséparable, au sein de notre mouvement, du souci de la préparation à ses tâches sociales de demain »’ 1155. Ces idées seront reprises lorsque la revue Pour l'ère nouvelle, qui n'est alors plus que le reflet restreint du G.F.E.N., détourne de leur destination première deux méthodes pédagogiques bien connues des pédagogues nouveaux, et contrairement à ce qu'on peut croire : ‘« l'expression libre a pour but et pour effet la socialisation de l'esprit et le travail d'équipe la libération de la personnalité »’ 1156. La conclusion habituellement adoptée consiste en la conciliation des deux aspects puisque ‘« le milieu naturel de l'homme est le groupe social »’ 1157.

On devine derrière ces deux positions pédagogiques, deux formes sociales différentes qui portent en elles les germes de leurs dérives, dont les risques ont été relevés par Langevin au congrès de Paris de 1946 : ‘« Les deux vices, les deux péchés mortels par lesquels notre humanité présente fait tort à la vie sont ceux de conformisme, de tendance au troupeau qui s'oppose au devoir de personnalité, et d'égoïsme qui s'oppose au devoir de solidarité »’ 1158. Mais depuis la charte de 1921, c'est l'espoir d'une rénovation de la société par une nouvelle éducation qui met les pédagogues en mouvement : ‘« L'Education nouvelle prépare chez l'enfant non seulement le futur citoyen (...), mais aussi l'être humain »’ 1159.

Notes
1150.

Katzaroff, « Préparation sociale des maîtres », P.E.N. n°150, novembre-décembre 1939, p. 235.

1151.

A. Ferrière, « Nouvelles considérations sur l'autonomie des Ecoliers », P.E.N., n°150, novembre-décembre 1939, p. 242.

1152.

Ibid.

1153.

« L'école et l'idéal démocratique », P.E.N., n°150, novembre-décembre 1939, p. 245.

1154.

In « Les réformes scolaires récentes en Allemagne et les communautés scolaires (Gemeinschaftschulen) à Hambourg », congrès de Montreux, P.E.N., n°8, octobre 1923, p. 108.

1155.

Sirevag, « Rapport final de la commission "Education individuelle et sociale" », congrès européen de Paris, P.E.N., n°2-3-4, novembre-décembre 1946 et janvier 1947, p. 108.

1156.

A. Fabre, « Rapport de la commission du 1er degré », premier congrès du Groupe français d'Education nouvelle (Paris, 14-18 juillet 1948), P.E.N., n°3, septembre-octobre 1948, p. 9.

1157.

F. Seclet-Riou, « Séance de clôture », congrès européen de Paris, P.E.N., n°2-3-4, novembre-décembre 1946 et janvier 1947, p. 135.

1158.

« Discours du Président Paul Langevin », congrès européen de Paris, P.E.N. n°2-3-4, novembre-décembre 1946 et janvier 1947, p. 37.

1159.

Id., p. 39.